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Un orchestre qui, accompagnant sans cesse la voix, n’en est que l’écho servile, donne une idée bien fausse, bien romanesque de la vie humaine, ce train perpétuel de guerre et de contradiction. Quelque persuasif, quelque éloquent que soit un cœur qui raconte ses félicités ou ses disgrâces, le monde ne lui répond pas toujours : — « Tu as raison, et je chanterai ton air. »

Quand un art vieilli s’est encroûté de préjugés et de routines, on ne l’en délivre qu’en le ramenant à la nature, qui n’en eut jamais ; elle lui fait honte de ses faux plaisirs et l’en dégoûte : — « Le dieu étranger se place humblement sur l’autel à côté de l’idole du pays ; peu à peu il s’y affermit ; un beau jour, il pousse du coude son camarade, et patatras ! voilà l’idole en bas. » — Plus d’une fois le réalisme a aidé l’art non-seulement à reculer ses frontières, mais à s’affranchir du convenu et du culte des idoles.


XX

Il va de soi qu’un idéaliste est, à certains égards, le contraire d’un réaliste ; mais ici plus que jamais il faut s’entendre, car s’il y a un vrai et un faux réalisme, il y a un idéalisme qui est une vertu de l’esprit, et un autre qui est une chimère et un danger.

Qu’ils s’appellent Platon, Berkeley, Kant ou Hegel, nous savons à quel signe commun se reconnaissent les philosophes qui font profession un idéalisme, et qu’on en compte de nombreuses variétés ; nous savons moins bien ce que peut être un architecte, un peintre ou un poète idéaliste. Sans doute, c’est un artiste qui a l’amour de l’idéal. Mais qu’est-ce que l’idéal ? Pour les uns, ce n’est qu’un de « ces mots d’enflure » que haïssait Pascal ; pour d’autres, c’est une de ces expressions banales qu’on emploie à tout propos et hors de propos sans y attacher aucun sens déterminé, et qui ont ceci de commode qu’en les prononçant on croit avoir dit quelque chose et qu’on se dispense d’en dire davantage.

A proprement parler, l’idéal est l’idée d’une perfection qui surpasse toute réalité ; c’est un rêve qui n’est qu’un rêve, c’est l’oiseau bleu ou la pierre philosophale de l’âme. Je puis concevoir une société où il y aurait un tel accord entre tous les intérêts que chacun trouverait son bonheur dans le bonheur de tous. Je souhaite que les hommes se rapprochent de cet idéal, mais je sais que dans un monde où tout cloche, une société parfaite ne sera jamais qu’une utopie, que le souverain bonheur est souverainement chimérique. Nous pouvons concevoir un idéal de justice, de vertu, de sainteté ; mais nous savons aussi que la sainteté sans tache et sans tare est un rêve qui n’a jamais pris corps, que les plus grands saints sont