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la puissance fondée sur les propriétés de la poudre à canon a suffi à l’art militaire : jusqu’à nos jours du moins, où les théories de la thermochimie et de la thermodynamique ont conduit à inventer des substances explosives nouvelles, aussi supérieures par leur énergie à la poudre à canon que celle-ci l’avait été au feu grégeois.

La décadence du feu grégeois et celle des anciennes machines de guerre, si promptement oubliées, montre à quel point les phénomènes qui frappaient au plus haut degré l’imagination de nos ancêtres sont devenus depuis familiers et indifférens. Ce que les plus savans ignoraient alors, suivant une belle prédiction de Roger Bacon, la foule des écoliers le connaît aujourd’hui : Multa enim modo ignorant sapientes quæ vulgus studentium sciet in temporibus futuris.

Le mode même suivant lequel ont eu lieu ces acquisitions successives mérite attention, au point de vue de la philosophie de l’histoire et des progrès de l’esprit humain. Jusque dans les temps modernes, c’est par un empirisme, à peine aidé de quelques déductions immédiates tirées de l’observation, que les perfectionnemens dans la guerre et dans l’industrie ont été réalisés. C’est ainsi que les branches de bois enflammées, armes primitives, déjà usitées sans doute par les hommes de l’âge de pierre, ont fait place aux projectiles incendiaires des anciens, armés de soufre et de résine ; c’est ainsi que les falariques et les malleoli des Romains, garnis d’étoupe et de poix enflammée, ont été remplacés par le feu grégeois, composition plus savante, où la matière combustible était associée à un comburant, le salpêtre. Mais aucune théorie n’avait présidé à cette association, née du hasard et de l’accident. La pratique des compositions multiples, confondues sous le nom de feu grégeois, a conduit à son tour, toujours par empirisme, à découvrir la poudre à canon, puis à reconnaître les propriétés explosives et balistiques de celle-ci. À la vérité, l’utilisation de ces propriétés et les instrumens destinés à les mettre en œuvre ont exigé des raisonnemens plus compliqués, mais dont l’enchaînement reposait toujours sur l’observation immédiate.

Les progrès accomplis de notre temps dans la balistique et dans la découverte des matières explosives offrent un tout autre caractère. C’est la théorie pure qui a conduit à composer ces matières, c’est elle qui permet d’en annoncer la puissance et de la calculer ; c’est elle qui détermine avec certitude et a priori l’énergie latente dans les mélanges et dans les composés les plus divers. C’est la théorie qui a montré que la poudre à canon n’utilisait que la moitié de la puissance de ses élémens, et qui a défini la limite de la force