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joignis et j’allais lui passer mon sabre au travers du corps, devant ses soldats, quand je fus retenu par je ne sais quel sentiment de compassion et renonçai à ce meurtre inutile. Cet officier avait des cheveux blancs, une belle figure ; il tenait son chapeau à la main et parlait à ses soldats. Son sang-froid, un grand air de calme et de dignité, avaient arrêté mon bras. Je revins vers ma troupe, j’en parcourais le front, on allait s’aborder sans tirer, quand un chasseur anglais me tira un coup de carabine, qui me fracassa le pied droit. La balle, entrant près du talon, était ressortie entre le gros orteil et le suivant, brisant le tarse et le métatarse et me traversant le pied dans toute sa longueur[1]. Mon sang coulait à flots. Mon étrier avait été enlevé du même coup ; je ne pouvais demeurer à cheval, la jambe pendante. Je mis pied à terre, sautant sur le pied gauche, cherchant à traverser mon bataillon pour le faire tirer. Mais le terrain était couvert de hautes bruyères ; la vive douleur que je ressentais me gênait pour les franchir, quoique je fusse leste (j’avais alors trente-six ans). Je ne pus traverser ma troupe ; je m’assis à terre et ordonnai le feu. La fumée empêchait mes soldats de me voir. Je demeurai assis, au milieu de la plus terrible mêlée à la baïonnette que j’eusse encore vue. J’excitais mes soldats de la voix, le bruit du combat la couvrait souvent. Chacun combattait pour son compte. J’appelais, en vain, pour me faire soutenir. Je fis signe, et deux soldats vinrent me relever, en me prenant sous les bras, mais l’un d’eux fut tué tout de suite, l’autre blessé, et il se coucha à côté de moi. Les restes de mon bataillon, se voyant sur le point d’être entourés, reculèrent, et une charge vigoureuse, faite, de nouveau, par le 87e régiment anglais, acheva de les rompre[2].

  1. Il existait dans l’armée anglaise un corps spécial, appelé riflemen, armé de carabines de précision (pour l’époque), recruté parmi les plus habiles tireurs qui s’exerçaient sans cesse. Il avait pour mission de frapper les officiers-généraux ou supérieurs que l’on remarquait de loin, au milieu des troupes d’infanterie, parce qu’ils étaient à cheval. M. Vigo-Roussillon, pendant sa captivité à Cadix, a souvent entendu parler de ces chasseurs qui ont fait beaucoup de mal aux Français, pendant la guerre d’Espagne, en désorganisant le commandement. Cette blessure en est un exemple. Alors que les troupes ne tiraient pas, un de ces hommes tira un coup de carabine, un seul, pour culbuter le commandant du bataillon opposé. Le colonel et l’autre chef de bataillon furent également frappés. (P. V. R.)
  2. On lit, en effet, sur les états de services du colonel Vigo-Roussillon à la colonne intitulée : « Action d’éclat. » — « Au combat de Chiclana, près Cadix, le 5 mars 1811, il fit, avec un bataillon du 8e régiment d’infanterie de ligne, qu’il commandait, une brillante charge à la baïonnette, prit de sa main le colonel anglais du 20e régiment, après avoir écrasé ce corps, repoussa deux autres charges à la baïonnette et resta parmi les morts dans la mêlée, quand, dans une quatrième charge, les restes du 8e régiment furent enfoncés. » (P. V. R.)