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I

Le jeune Henri Beyle, vers 1798, était un petit garçon avisé, intelligent, déjà observateur, sensiblement vicieux, et vaniteux au-delà de toute expression ; et cela ne le distingue point infiniment de beaucoup de jeunes Français de quinze ans. Mais il avait plus particulièrement une propriété, car défaut ou qualité, je ne sais trop comme il la faut nommer, qui était chez lui d’une force incroyable et comme invincible. Il était imperméable. Nous subissons tous une multitude d’influences qui finissent par faire partie de notre complexion et de notre esprit. Stendhal ne peut pas en subir une. Il résiste de tout son cœur et de tous les points de son corps, Recalcitrat undique tutus. Quand, plus tard, il songea à être baron, en rêvant de ses armoiries il a dû y mettre un hérisson. Il est indocile à fond et incapable d’être apprivoisé. Exemples et leçons lui sont également inutiles et également antipathiques. Ils ne réussissent qu’à l’engager dans le sens opposé à celui où ils le poussent. C’est vanité, c’est orgueil ; mais c’est quelque chose de plus fort que vanité, de plus furieux qu’orgueil ; c’est passion de révolte et manie d’antipathie : « Nos parens et nos maîtres, a-t-il dit plus tard, sont nos ennemis naturels quand nous entrons dans le monde. » Ils ont été les siens, à son sentiment, depuis son berceau. Personne n’a détesté quelqu’un plus violemment que Stendhal son père. Les mots de bourreau et d’assassin reviennent cent fois dans les journaux de Stendhal à l’adresse de cet honorable bourgeois de Grenoble, sans qu’on puisse voir en quoi ce monstre a été coupable envers son fils, si ce n’est qu’il l’emmenait trop souvent à une maison de campagne que le jeune homme n’aimait pas, et qu’il ne lui servait, en 1804, qu’une pension de 2,400 francs qui en feraient 6,000 de nos jours. Mais c’est chez le jeune homme un état pathologique. Tout le met en fureur de la part de ceux qui veulent avoir sur lui une influence. Il se fait un esprit, une conscience et une âme de tous les sentimens et de toutes les idées que n’ont pas ceux qui l’élèvent. Ils sont religieux : il suffit, il sera toute sa vie en ébullition contre les prêtres ; ils sont aristocrates : aristocrate lui-même d’instinct, il se maudira mille fois de ce penchant honteux ; ils pleurent, en 1793, sur la mort de Louis XVI : il assure que dès cette époque, âgé de dix ans, cette nouvelle l’a fait bondir de joie. Ainsi de tout ; et ce ne serait point exagérer beaucoup que d’affirmer que toute sa vie, pour savoir ce qu’il devait penser ou sentir, il se demandait à chaque fois : « Qu’aurait dit de cela mon père ou ma tante ? » car il s’agissait pour lui de dire, de