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d’amans tendres, et chaque tirade, chaque vers, sont accompagnés de ripostes en bonne prose où les époux se menacent, s’injurient violemment. À la scène suivante, la comédienne continue le manège avec un autre acteur, son amant. — C’est un indigne, murmure-t-elle, il m’a appelée… je n’oserais vous le répéter. Lui, pendant la réponse : Est-ce que vous n’y êtes pas faite ? — Et ainsi de couplet en couplet. « Cependant cette actrice trompe cet acteur avec le chevalier et le chevalier avec un troisième, que le chevalier surprend entre ses bras. Celui-ci a médité une grande vengeance. Il se placera aux balcons, sur les gradins les plus bas. Là, il s’est promis de déconcerter l’infidèle par sa présence et par ses regards méprisans, de la troubler et de l’exposer aux huées du parterre. La pièce commence : sa traîtresse paraît ; elle aperçoit le chevalier et, sans s’ébranler dans son jeu, lui dit en souriant : Fi ! le vilain boudeur qui se fâche pour rien ! Le chevalier sourit à son tour. Elle continue : Vous venez ce soir ? Il se tait. Elle ajoute : Finissons cette plate querelle, et faites avancer votre carrosse… Et savez-vous dans quelle scène on intercalait celle-ci ? Dans une des scènes les plus touchantes de La Chaussée, où cette comédienne sanglotait et nous faisait pleurer à chaudes larmes… »

Et Diderot accumule preuves, argumens, exemples, mais il ne semble pas si convaincu qu’il ne laisse à son contradicteur la liberté de penser autrement, et lui-même a pris soin d’intituler son œuvre un paradoxe, comme s’il allait au-delà de sa propre conviction, et traçait de prétendues règles absolues auxquelles il ne pourra s’empêcher d’admettre de nombreuses exceptions. Frapper fort lui importait plus que de frapper juste, il s’agissait avant tout de formuler l’idéal dramatique de Clairon. Mais des exemples mêmes qu’il invoque, ne pourrait-on tirer aussi une théorie du dédoublement de la personne, une application nouvelle du vieux mythe protéen ? Être en même temps deux, trois, quatre personnages, changer de langage, de pensée au même instant, est-ce le privilège du seul comédien ? N’existe-t-il pas une espèce de sincérité particulière attachée à chaque profession, mieux encore à chaque circonstance, aux différens âges de la vie ? Et enfin, nier que l’art et l’étude aient prêté leurs séductions à Dumesnil serait aussi absurde que de méconnaître chez Clairon des dons naturels, une âme passionnée, la mémoire, cette voix superbe et la volonté ardente qui alimentèrent le foyer de son talent[1]. Un ami de Garrick avait une fille de deux ans qu’il laissa tomber un jour de sa fenêtre dans la rue où elle se brisa : le malheureux devint fou sur-le-champ et ne recouvra plus la raison. Sa principale occupation était

  1. Barrière, Mémoires de Garrick ; Biographie Michaud, etc.