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prêter un goût pour le vin qui aurait précipité la chute des Héraclides. L’auteur avait d’assez bonnes raisons d’être claironien, sa pièce méritait amplement son sort, et c’est Mlle Laguerre qui jouait Iphigénie en Champagne au lieu de jouer Iphigénie en Aulide, Bonne camarade, obligeante, de relations faciles avec les auteurs, simple dans sa parure, Dumesnil vécut sagement dans une modeste retraite, lorsqu’en 1777 elle se retira après trente-huit ans de succès ; et ces nouveaux traits accentuent les différences profondes qui la distinguent de sa rivale.

Diderot, autre claironien, acheva de les préciser dans son Paradoxe sur le Comédien… Concevoir, d’après l’histoire ou l’imagination, un modèle aussi haut, aussi parfait que possible, s’en rapprocher petit à petit par un travail soutenu, de la pénétration, du jugement, nulle sensibilité, l’art de tout imiter, voilà, selon lui, les qualités premières d’un grand acteur. Son talent consiste, non point à sentir, mais à figurer si exactement les signes extérieurs du sentiment que chacun s’y trompe. Comment la nature le formerait-elle sans le secours de l’art, puisque les poèmes dramatiques sont tous composés d’après un certain nombre de conventions ? Ses larmes descendent de son cerveau, les cris de sa douleur sont notés dans son oreille, tout a été mesuré, combiné, médité, tout concourt à la solution d’un problème proposé. « Ce tremblement de la voix, ces mots suspendus, ces sous étouffés ou traînés, ce frémissement des membres, ce vacillement des genoux, ces évanouissemens, ces fureurs, pure imitation, leçon recordée d’avance, grimace pathétique, singerie sublime dont l’acteur garde le souvenir longtemps après l’avoir étudiée, dont il avait la conscience présente au moment où il l’exécutait, qui lui laisse, heureusement pour le poète, pour le spectateur et pour lui, toute la liberté de son esprit, et qui ne lui ôte, ainsi que les autres exercices, que la force du corps… Il pleure comme un prêtre incrédule qui prêche la Passion, comme un séducteur aux genoux d’une femme qu’il n’aime pas, mais qu’il veut tromper ; comme un gueux dans la rue ou à la porte d’une église qui vous injurie lorsqu’il désespère de vous toucher… » Exemples : Caillot joue le Déserteur ; au moment de son agonie, il s’aperçoit que la chaise où il devra déposer Louise évanouie est mal placée, et l’arrange tout en chantant d’une voix mourante : Mais Louise ne vient pas, et mon heure s’approche ! Un instant après, il entre, le visage riant, dans la loge de la princesse Galitzin qui demeure stupéfaite de son sang-froid ; et lui de remarquer qu’il serait trop à plaindre s’il mourait si souvent. Sophie Arnould joue Télaïre ; elle expire dans les bras de Pillot-Pollux, et, au milieu des éclats les plus pathétiques, lui dit à mi-voix : « Ah ! Pillot, que tu pues ! » Un comédien et sa femme ravissent le public dans une scène