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C’est en septembre que les rives éprouvent les plus grands changemens. Par suite de la diminution du volume d’eau dans le fleuve, ces rives argileuses détrempées s’affaissent, et des masses de plusieurs mètres cubes s’effondrent subitement, modifiant le chenal du fleuve, le rejetant d’un autre côté du lit. À partir de Pitniak, les rives sont si basses qu’elles sont bordées de digues pour empêcher l’inondation, et que les indigènes vivent dans une perpétuelle terreur de la rupture des digues qui amènerait la submersion de leurs champs.

— Quoi, dis-je au batelier, nous nous arrêtons encore ?

— Nous sommes arrivés au delta, me répondit-il.

Le fleuve fait un coude vers l’ouest, et au sommet de ce coude partent, à peu de distance l’un de l’autre, deux larges voies d’eau. C’est le Kouvan-Djerma, dont les deux bouches ne vont pas tarder à se réunir en un seul lit. On n’a point l’impression de scission, d’embranchement, de commencement de delta. La masse des eaux du fleuve se porte vers l’ouest, et l’on prendrait le Kouvan-Djerma pour un harik si l’on n’en était point prévenu. Peu après, on s’engage dans le bras du fleuve[1], l’aspect change soudain. Les rives sont couvertes d’une végétation arbustive, on se croirait sur une rivière au courant rapide.

Le grand paysage du fleuve a disparu.

— Tu arrêteras à Nokouze, batelier.

Et voilà que, peu après, il arrête devant une plage basse, verte, garnie de flaques d’eau où une piste passait, se perdant au milieu d’un fouillis d’arbustes de toutes sortes.

— Nous sommes arrivés, dit-il.

On patauge dans l’eau avant d’arriver à la digue qui protège le pays. C’est un gentil coin de verdure que ce Nokouze, dont l’administrateur m’offre l’hospitalité pendant mon séjour de quelques heures. Sur cette terre humide du delta et sous ce chaud soleil, la végétation s’en est donné à cœur joie. Les chemins deviennent des sentiers et les jardins un fouillis inextricable.

Tout pousse en ce pays comme par enchantement, tamaris au long panache rose, saulins aux tiges flexibles, arbustes branchus, tous étirant des rameaux, comme fatigués par une croissance hâtive. Quelques habitations russes, quelques cahutes indigènes enfouies dans la verdure, voilà Nokouze. Mais on a l’impression, en entrant dans ce delta, de pénétrer dans un pays différent. Plus de sable, plus de terre sèche dès qu’elle ne reçoit pas un fossé d’irrigation.

  1. Le premier bras a, en largeur, 60 sagh (123 mètres) ; en profondeur, 14 pieds (4m,27). Le deuxième bras a, en largeur, 65 sagh (138m, 65) ; en profondeur, 27 pieds (8m, 23).— La vitesse du courant est, dans le premier bras, de 2.38 pieds par seconde, et, dans le deuxième bras, de 5.2 pieds.