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Plongées dans un abattement stupide, elles en sortaient parfois par des accès de fureur, dont les médecins furent souvent les premières victimes. Ailleurs, on s’en prit aux Juifs, qui étaient alors au ban de la société. Sur les bords du Rhin, on les accusait d’empoisonner les chrétiens, et les malheureux, traqués comme des bêtes fauves, n’échappaient à la férocité de la multitude que pour tomber entre les mains de la justice qui les condamnait impitoyablement au bûcher. Les chroniqueurs racontent qu’on en brûla 2,000 à Strasbourg dans l’enceinte de leur cimetière. À Mayence, on en livra 12,000 aux flammes. Ces atrocités n’ont pas fini avec le XIVe siècle ; en 1530, comme en 1545, un grand nombre de malheureux furent torturés et brûlés à Genève, sous prétexte qu’ils avaient propagé la contagion, par des hardes ou des chiffons. En 1568, dans cette même ville, on livra aux flammes un grand nombre d’individus accusés par l’opinion publique d’être des boute-peste[1].

À la même époque et dans un pays voisin, le scandale des flagellans vint faire pendant au massacre des juifs et aux bûchers des prétendus propagateurs de la peste. Pendant qu’on menait ces malheureux au supplice, des pénitens demi-nus s’en allaient par les rues, tenant une croix de la main gauche et une discipline de la droite. Ils se déchiraient les épaules en criant : Miséricorde Seigneur ! et en ameutant le peuple sur leurs pas. Cette sorte de manie contagieuse avait pris naissance en Hongrie ; elle se répandit de là dans toute l’Allemagne.

L’Italie, plus civilisée, ne donna pas le triste spectacle de ces actes de sauvagerie. Lorsqu’elle sortit de sa stupeur, elle songea aux mesures à prendre pour se préserver à l’avenir de semblables catastrophes. Venise était alors le centre le plus vivant, le plus commerçant du monde civilisé. C’était le point où venaient aboutir la plupart des provenances du Levant, et, par conséquent, le plus exposé aux invasions nouvelles. Pour les prévenir, on nomma trois provéditeurs de la santé, auxquels on donna des pouvoirs à peu près absolus. Nous ne savons rien de la façon dont ils usèrent de cette autorité sans contrôle ; mais il paraît qu’elle fut tutélaire, car l’institution se maintint et le nombre des provéditeurs fut doublé pendant le siècle suivant. Il est probable qu’ils prirent des précautions contre les navires pestiférés, mais l’histoire de Venise ne mentionne pas, à cette époque, la création d’établissemens spéciaux destinés à en assurer l’application. Florence et Milan prirent des mesures analogues.

Dans quelques villes, la séquestration donna de bons résultats. Des familles, des quartiers parvinrent à se préserver du fléau en

  1. Mézeray, Histoire de France, t. II, p. 418.