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concilier les exigences de la santé publique avec celles du commerce, de garantir l’Europe contre les fléaux exotiques, sans imposer à la navigation des entraves que son prodigieux développement ne lui permettait plus de supporter comme autrefois.

Les conclusions qu’elle a votées et qui ont reçu tout récemment à Paris leur dernière sanction donnent la mesure des progrès qui se sont accomplis, en hygiène, depuis le commencement du siècle, et qui ont fait crouler le vieil édifice quarantenaire, ce legs farouche que le moyen âge nous avait laissé.

Un rapide exposé de ce passé lugubre est indispensable pour faire comprendre la transformation que la police sanitaire a subie de nos jours dans les différens États de l’Europe, et le nouveau système de préservation qui s’applique aujourd’hui sous nos yeux.


I.

La rigueur impitoyable des anciens codes sanitaires ne s’explique que lorsqu’on se reporte à l’époque où ils ont été édictés. On croit rêver aujourd’hui quand on remonte à cette période néfaste de l’histoire de l’humanité où tous les fléaux s’abattaient à la fois sur les populations terrifiées, où les guerres interminables, les épidémies, les famines se succédaient sans relâche, où les nations affolées se demandaient ce qu’elles avaient fait au ciel pour qu’il déchaînât sur elles de semblables calamités.

Ces menaces planaient en tout temps sur l’Europe du moyen âge ; mais jamais l’épouvante et le désespoir n’avaient atteint le degré d’intensité auquel ils s’élevèrent lors de l’épidémie de peste noire de 1348. Ce n’était pas la première fois que cette maladie ravageait le monde ; elle avait maintes fois décimé l’Europe depuis le VIe siècle ; mais cette dernière épidémie dépassait toutes les autres par sa violence et par sa soudaineté. En quatre ans, la mort noire fit le tour du globe et enleva le tiers de la population du monde connu. Les grandes cités d’Italie perdirent près de la moitié de leurs habitans. À Paris, la mortalité s’éleva à 1,500 décès par jour. Certaines villes furent dépeuplées, les derniers survivans s’étant enfuis pour aller mourir dans les champs, sur les routes, au fond des bois.

De tous les fléaux qui ont dévasté la terre, nul n’a laissé, dans les traditions populaires, un aussi long souvenir et, maintenant que cinq cents ans nous en séparent, quand on parle du XIVe siècle, on évoque encore fatalement le fantôme de cette formidable épidémie et l’on se demande par quel prodige inespéré le genre humain a pu échapper à une extermination totale.

La vie sociale demeura quelque temps suspendue à la suite de cette catastrophe. Les populations ne pouvaient pas se ressaisir.