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et sous la menace incessante de la voir s’introduire dans les maisons, avec les alimens qu’on y apportait.

Partout où ces déplorables mesures étaient prises, la mortalité était énorme. Une ville séquestrée de cette façon était absolument sacrifiée. Les habitans étaient condamnés à mourir de faim s’ils échappaient à la maladie, et jamais on n’est parvenu, à l’aide de ces moyens barbares, à empêcher le fléau de se répandre et de continuer sa course. Quelques exemples suffiront pour le démontrer.

En 1629, lorsque la peste éclata à Digne, le parlement défendit, sous peine de mort, aux habitans d’en sortir. Les portes furent gardées par des soldats, et les passages qui y conduisaient par les paysans du voisinage. Ceux-ci confisquaient à leur profit le peu de provisions que les parens et les amis cherchaient à faire pénétrer dans les murs, puis ils venaient les revendre, à prix d’or, aux malheureux habitans séquestrés. Ils songèrent même un instant à mettre le feu à la ville, pour détruire ce foyer pestilentiel avec ses habitans et les quinze cents morts qui gisaient sans sépulture dans les rues et les maisons. Ils allaient mettre leur projet à exécution, lorsqu’ils apprirent que l’épidémie venait d’éclater dans quatre autres villes des environs. La mortalité fut horrible. Sur 10,000 habitans, il n’en survécut que 1,500, qui se révoltèrent enfin contre la barbarie des mesures dont ils étaient victimes. Ils s’armèrent et chassèrent les paysans et les soldats qui les tenaient enfermés[1].

Des scènes plus émouvantes encore se produisirent à Marseille, lors de l’épidémie de 1720. Quand le parlement d’Aix, par son arrêt du 31 juillet, eut fait défense à tous les habitans de la province de communiquer avec Marseille, sous peine de mort, toutes les villes environnantes fermèrent leurs portes, tous les passages furent gardés, et la grande cité provençale se vit abandonnée du monde entier. Pendant six mois, elle fut en proie à la peste et à la famine.

La mortalité alla croissant jusqu’à la fin d’août. À cette époque il mourait en moyenne mille personnes par jour, et la ville offrait un spectacle effrayant. Les rues, les quais étaient encombrés de cadavres qu’on ne pouvait plus enlever, faute de bras et de tombereaux. Les corbeaux, — c’est ainsi qu’on désignait alors, en style administratif, les employés des pompes funèbres, — étaient morts ou avaient pris la fuite, et personne ne voulait les remplacer, même

  1. Papon, De la peste ou époques mémorables de ce fléau et des moyens de s’en préserver ; Paris, 1800.