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puisqu’il a réussi au moins pour le moment ; il montre, dans tous les cas, l’extrémité où l’on en vient.

Ce qu’il y a de frappant dans ces mouvemens qui se multiplient et s’enveniment de jour en jour, c’est que, si les faits sont anarchiques, les idées le sont encore plus ; c’est cet artifice de polémique par lequel ceux qui abusent du droit de grève et de la simplicité des grévistes dénaturent tout. C’est entendu, désormais, dès que l’agitation se manifeste dans une mine ou dans un atelier, dès que la grève paraît, et elle paraît à tout propos, ce sont les patrons qui l’ont provoquée par leur tyrannie ! Si les entrepreneurs des voitures parisiennes refusent de subir la loi du syndicat et de souscrire à leur propre ruine, si les administrateurs de Carmaux prétendent rester maîtres de leurs services, ce sont ces chefs d’industrie qui se mettent en insurrection contre la loi, contre le droit nouveau, contre l’humanité ! Si des ouvriers ameutés saccagent une maison, menacent la vie d’un directeur de mine, c’est la faute du patronat ! On ne cesse de le répéter à des malheureux qu’on abuse. Socialistes et radicaux se plaisent à soutenir et à envenimer toutes les révoltes dont ils espèrent profiter. — Que pourraient donc faire les patrons pour n’être plus ces provocateurs, ces ennemis publics signalés aux représailles populaires ? Oh ! c’est bien simple : ils n’auraient qu’à céder à toutes les exigences, à subir la tyrannie des syndicats. C’est bien simple en effet : seulement ce serait une crise bien autrement grave par la fin de tout travail organisé, réel et sérieux, par le chômage inévitable et irréparable. Ce qui est plus curieux encore, c’est la surprise presque irritée qu’affectent parfois tous ces meneurs de grèves de se sentir isolés dans leurs agitations, de se voir si peu appuyés par l’opinion universelle. Pour un peu, ils crieraient à la conspiration réactionnaire contre le grand mouvement social ! Mais, en vérité, croit-on que la masse nationale, la population laborieuse va prendre feu pour les cochers de Paris ou pour l’ajusteur congédié de Carmaux, pour des grévistes qui saisissent toutes les occasions d’interrompre le travail et même de l’interdire aux ouvriers de bonne volonté ? On s’intéresserait sans doute à des revendications sensées, sérieuses et précises ; on ne s’intéresse pas à des turbulences stériles que l’opinion ne comprend même pas toujours, — qui finissent le plus souvent par d’inévitables mécomptes et des misères nouvelles.

Le plus clair est que, dans ces bruyantes campagnes de grèves, ce dont les chefs, les inspirateurs se préoccupent le moins, c’est de conquérir des améliorations pratiques pour ceux qui travaillent ; ce qu’ils veulent, au fond, c’est tout simplement se servir des masses ouvrières pour soumettre le capital et le patronat, pour rester les maîtres, les arbitres de toutes les industries et se créer une sorte de domination par la force aveugle et obéissante du nombre enrégimenté. Ce qui est trop évident, c’est que, jusqu’ici, avec toutes ces organisations, tous