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à ne se point dessaisir. J’entends encore M. Gatineau s’écrier, et de quel accent ! « En quoi le conseil d’État peut-il vous éclairer ?.. N’avez-vous pas des lumières suffisantes ?.. » Il avait touché le point sensible ; la demande du gouvernement fut repoussée presque par acclamation. Ce jour-là, je compris quel sort on réservait à cette infortunée section, que l’on entendait bien ne rétablir qu’à la condition de ne point l’utiliser. Je compris que, chaque fois qu’il s’agirait de prononcer le renvoi d’une loi au conseil, tout céderait devant cet irrésistible argument : — « N’avons-nous pas les lumières suffisantes ? » — La suite, hélas ! n’a que trop justifié ces prévisions. Les documens officiels attestent que, depuis la réforme de 1879, le nombre déjà minime des projets de loi soumis au conseil, loin de s’accroître, a encore diminué. Si nous ouvrons le dernier Compte[1], publié en 1890 et qui s’étend du 1er janvier 1883 au 31 décembre 1887, nous y lisons (rapport placé en tête des tableaux statistiques) : « Dans le compte précédent, on a signalé avec regret la diminution du nombre des affaires législatives d’intérêt général. Cette observation ne peut qu’être reproduite, et à plus juste titre encore, car le nombre des projets de lois soumis au conseil, après s’être abaissé de 68 à 46 pour les deux périodes quinquennales antérieures, est tombé pendant la période 1888-87, à 22 seulement. De ces 22 projets, 2 ont été renvoyés au conseil par les assemblées législatives… » Notons, en passant, que cette rubrique : « Les assemblées législatives » n’est point exacte ; car c’était le sénat qui avait renvoyé les deux propositions d’initiative parlementaire, les deux seules dont le conseil eût été saisi en cinq ans !

Il est bien vrai que, sous la monarchie de juillet, les pouvoirs publics avaient déjà montré le même esprit d’inconséquence. Il est curieux de lire, dans les publications du temps, les réflexions que suggérait cette étrange condition d’un comité de législation que l’on rétablissait sans lui donner de lois à faire. On aurait pu, hier encore, à un demi-siècle d’intervalle, rééditer ces doléances sans y changer une ligne. Je lis dans une brochure qui parut en 1845, alors que le parlement était saisi, comme aujourd’hui, d’un projet de loi relatif à l’organisation du conseil : — « Sous

  1. Compte général des travaux du conseil d’État, présenté au président de la république par le garde des sceaux, ministre de la justice. Chacun de ces documens embrasse une période de cinq années. Le premier date de l’année 1835. Dans ces précieuses statistiques (qui sont établies par les soins d’un conseiller, assisté de maîtres des requêtes et d’auditeurs), tous les élémens des travaux du conseil (environ 26,000 affaires par an) sont minutieusement relevés et classés. La collection des Comptes généraux présente malheureusement des lacunes. Il y a eu de longues interruptions, spécialement de 1845 à 1852 et de 1866 à 1872.