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bill entame la grande réforme qui rendra le sol de l’Irlande aux Irlandais. Être possédée par des propriétaires étrangers, par des intrus, par des absens, voilà l’anomalie séculaire, ce mal réel dont souffre l’Irlande ; le reste n’est que criailleries et chimères. À voir l’étendue, la promptitude des résultats obtenus par M. Balfour, on se demande si l’histoire ne le mettra pas parmi les ministres anglais qui ont fait le plus de bien à l’Irlande.

Alors pourquoi condamner le cabinet ? Pourquoi renvoyer des serviteurs qui ont fait leur devoir ?

D’abord parce que les démocraties sont changeantes. Depuis que le pouvoir politique est passé, véritablement et pratiquement, aux mains du grand nombre, c’est-à-dire depuis 1867, il s’est établi un curieux mouvement, quasi régulier, de flux et de reflux. Une grande vague populaire porte au pouvoir les libéraux ; la vague qui lui succède y ramène les conservateurs. En 1874, le peuple abandonne Gladstone qui vient d’accomplir des merveilles, et se jette dans les bras de Disraeli. En 1880, il congédie sans cérémonie ce même Disraeli qui a si brillamment relevé à Berlin le prestige anglais, et retourne à Gladstone. Il lui demeure fidèle en 1885 et, l’an d’après, lui tourne le dos en masse. C’en était assez pour supposer qu’en 1892 il se livrerait de nouveau au leader libéral.

Tout le monde rend justice aux talens de lord Salisbury, de M. Goschen et de M. Balfour. Cependant, la sympathie publique ne se dirige pas spontanément vers leurs personnes, et c’est plutôt le sentiment contraire qu’inspire lord Salisbury. Aucun trait n’attire en ce railleur cruel et souvent maladroit. Sa causticité n’a rien de génial ; elle fait des blessures profondes dont on guérit mal. On pardonne l’orgueil et la rudesse aux caractères vraiment forts et parfaitement droits : or, ce n’est pas le cas de Sa Seigneurie. M. Gladstone possède cet ascendant personnel qui aimante les foules, aussi difficile à expliquer que le don naturel d’être aimé, dont tant d’hommes abusent sans le perdre. Les hautes facultés de M. Gladstone, les services qu’il a rendus à l’État, le prestige d’une éloquence où n’entre aucun élément banal, suffiraient à faire comprendre pourquoi il est si cher au peuple anglais. Pourtant, ce sont là les moindres raisons de la puissance extraordinaire qu’il exerce sur les imaginations. En lui tout intéresse, même ses singularités. Il y a quelques années, le public tenait à savoir combien, dans sa semaine, il avait abattu d’arbres, et si, le dimanche, il avait prononcé les répons du service, dans son église paroissiale de Hawarden. Amis et ennemis ont contribué à lui faire une légende : or, sans légende, point de popularité. Il est un de ces quelques hommes dont on ne se lasse pas de parler.