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Tout intéresse en M. Gladstone parce qu’il s’intéresse lui-même à tout. Ses pouvoirs de réceptivité et d’assimilation sont toujours prêts ; ils entrent en jeu à tout moment, avec une âpreté et un plaisir caractéristiques. En un seul bond, son esprit passe d’un vers d’Homère à une thèse socialiste, et des ruines de Troie aux fondemens ébauchés de la société future. Hier et demain l’appellent, l’amusent, le passionnent autant qu’aujourd’hui ; insatiable d’informations et d’idées, il prend et lit tour à tour, déchiffre d’un coup d’œil les hommes et les livres.

L’évêque Wilberforce, qui le rencontra, en 1868, dans une maison de campagne, au moment où il venait de prendre la direction des affaires publiques, nous le montre délicieusement bavard et cordial, questionnant ses hôtes sur l’âge et la taille des chênes de leur parc. Une sincérité absolue, une vitalité qui débordait et répandait la vie autour d’elle, une sorte de bouillonnement intellectuel, d’admirable turbulence. L’âme libre, fraîche, ouverte, il semblait à mille lieues des tracas et des problèmes du pouvoir.

Un soir, Dickens expliquait son succès en disant : I am so very human ! Être humain est le grand secret. Le second, qui se confond avec le premier, c’est de croire, c’est d’aimer la vie. Les pessimistes sont probablement de rares philosophes ; ils sont faits d’une glaise très fine. Mais ils n’auront jamais d’action sur les foules. M. Gladstone est humain et optimiste à un degré inouï. L’âge n’a fait que fortifier ces dispositions. Plus il vieillit, plus les impossibilités s’abaissent devant lui ; plus les choses difficiles lui paraissent faisables. Cette hardiesse croissante, cette vivacité surnaturelle, ces passions de l’esprit qui brûlent d’une flamme plus pure dans la dernière saison de la vie, tout cela forme un ensemble auquel on ne résiste pas.

Mais il y a cette maudite autonomie irlandaise si profondément odieuse à tous les Anglais, sauf deux !.. Hé bien, on s’y résignera, puisqu’î7 le veut ; on la subira en l’accompagnant de garanties plus ou moins illusoires, pour se persuader qu’on a fait son devoir jusqu’au bout. Pour la dernière fois, M. Gladstone demande le pouvoir. Comment le lui refuser ? Comment se refuser à soi-même ce spectacle unique, qu’on ne reverra plus, d’un premier ministre de quatre-vingt-deux ans qui entre au pouvoir, non pour s’y assoupir majestueusement et en paix, mais pour y jouer une partie terrible, pour y accomplir une sorte de révolution ?

Cette façon de se déterminer semblera fantaisiste chez une nation qui jouit, depuis longtemps, de l’exercice rationnel de la liberté. Mais, dans le peuple le plus sage, il faut faire la part de la badauderie, de la moutonnerie, d’une sorte de boulangisme latent.