Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 113.djvu/340

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le pain sera hors de prix cet hiver. » En s’en allant elle laisse tomber un son ou un cornet de sweets dans la main d’un des enfans.

Ce sou, ce cornet de bonbons, qui indignent le puritanisme démocratique du Daily Chronicle, c’est tout ce qui reste de la vénalité électorale d’autrefois. Comparez l’ancienne et la nouvelle corruption. Il n’y a pas plus de vingt ans, il n’était pas rare de voir un candidat dépenser pour son élection 20,000 livres (un demi-million de francs). On coupait un billet de 5 livres en deux ; on en donnait une moitié à l’électeur et on lui promettait l’autre pour le lendemain de l’élection s’il votait bien. Aujourd’hui une élection coûte de 10,000 à 20,000 francs ; une nomination qui ne rencontre pas d’opposition, de 500 à 1,000 francs. Ces dépenses sont contrôlées jusqu’au dernier son par le returning officer et payées par ses mains. Frais d’imprimerie et d’affichage, frais de poste, distribution de bulletins, voitures, loyer des committee-rooms salaire et responsabilité de l’agent principal, nombre des sous-agens, jusqu’aux dépenses personnelles du candidat en tournée, tout est prévu, défini, exactement et minutieusement limité par le Corrupt practices act. Cette loi est tatillonne, puérilement tracassière, presque comique par ses susceptibilités, ses pudeurs, ses effarouchemens d’honnêteté. On y sent l’exagération de l’ivrogne converti qui ne veut plus boire que de l’eau.

Ce mot d’ivrognerie me rappelle un autre côté de la question, une autre forme de corruption qui persiste en dépit des règlemens les plus vertueux. Les cabaretiers anglais sont conservateurs comme les cabaretiers français sont radicaux. C’est une des gloires du parti radical en Angleterre qu’il s’identifie presque avec le parti de la tempérance, et qu’il fait rude guerre au public-house. Les cabaretiers, menacés dans leur monopole, se défendent, et si vous étiez à leur place, vous en feriez autant. Ils ont formé une ligue, et cette ligue est puissante. Il y a vraiment un parti de la bière, avec lequel il faut compter et qui a porté Disraeli au pouvoir en 1874. J’ai vu, à cette époque, promener dans les rues de Greenwich une bannière avec cette devise : « Plus de bière et moins de politique ! » c’était un peu cynique et l’on y met aujourd’hui plus de façons. Les marchands de liqueurs fermentées, pour soutenir leur cause dans les élections de 1892, ont, prétend-on, souscrit 100,000 livres (2,500,000 fr.). Il y a plus de 6 millions d’électeurs. Cela donne tout au plus une moyenne de cinq à six verres de bière pour chacun. Il n’est donc pas étonnant que l’Angleterre marche encore très droit après avoir bu ces 100,000 livres.

Le Corrupt practices act a beau faire, on invente mille ingénieux