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Davitt, au nom de l’Irlande, Wilson, le député-marin de Middlesbrough, au nom du vrai peuple, Herbert Gladstone, au nom de son glorieux père. Mais ni ce déploiement de forces et de talens, ni la prodigieuse activité du docteur Wattson, l’organisateur de l’armée libérale à Newcastle, n’eussent peut-être enlevé l’élection. C’est à lui-même que M. Morley doit son triomphe ; il le doit à sa mâle sincérité. Il aurait pu, aussi bien et mieux qu’un autre, essayer le pouvoir des phrases ambiguës et des promesses équivoques. Il ne l’a point essayé. Il a dit aux ouvriers, je résume plusieurs discours : « Me voici devant vous. Expliquons-nous comme des hommes, comme des Anglais. Je vous écouterai jusqu’au bout, mais je ne crois pas que vous me convaincrez. Tel j’étais il y a un mois, tel je suis ; ce que je pensais alors, je le pense aujourd’hui. Je suis convaincu que le bill des huit heures est contraire aux intérêts du peuple. Si vous croyez qu’il est de votre devoir de me combattre, combattez-moi. Mais n’essayez pas de m’arracher mon drapeau des mains. Je ne veux pas être le député de Newcastle par surprise, par tolérance, par pitié. Je regretterai sans doute les jours où nous marchions associés pour le bien, ce lien d’affection — Laissez-moi employer ce mot — qui m’unissait à Newcastle. Si mes ennemis réussissent à me chasser du parlement, j’ai d’autres instrumens et je m’en servirai pour défendre les mêmes causes. Et quand l’heure viendra de descendre dans la noire vallée que couvre l’ombre de la mort, je saurais, du moins, que j’ai été fidèle à moi-même et fait mon devoir envers mon pays. » On n’oubliera de longtemps à Newcastle la noble émotion qui tremblait dans les dernières paroles de M. Morley et l’explosion d’enthousiasme passionné qui les a suivies. Deux jours après, il était réélu. Par un revirement bien rare dans les annales politiques, en quelques semaines, une minorité de deux mille voix s’était changée en une majorité de trois mille.

L’élection de Newcastle est un excellent symptôme, non-seulement parce qu’elle ajoute au prestige du cabinet Gladstone, parce qu’elle est le point de départ d’une popularité nouvelle pour un écrivain et un penseur qui honore l’esprit humain, mais surtout parce qu’elle donne à la démocratie le plus énergique et le plus opportun des avertissemens. Si elle profite de la leçon, elle comprendra qu’elle se ruine, se suicide en combattant les supériorités intellectuelles, en cherchant à étouffer l’individualisme qui a fait la grandeur des races saxonnes ; enfin, qu’elle sera libérale ou qu’elle ne sera pas.


AUGUSTIN FILON.