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il est vrai, la ressource de prendre leur tour dans la file de ceux qui vont tendre leur gobelet à l’une des 97 bienfaisantes fontaines dont un étranger généreux a doté quelques-uns de nos carrefours. On peut estimer à 1,900,000 les habitans des immeubles abonnés. Tous les ans, au moment de la saison chaude, cette fraction importante de la population, les 2/3 à peu près, augmente sa consommation d’eau, de telle sorte que le service privé est impuissant à y y suffire. Que fait-on alors ? On isole successivement les tuyaux de distribution d’eau de source de tel ou tel quartier desservi par le service bas ou le service moyen, et cette canalisation qu’au début on proclamait inviolable, dont la délicate pureté devait toujours être préservée de toute souillure, on la met en communication avec la distribution d’eau de rivière de la zone supérieure. Grâce à cet artifice, on a une pression suffisante pour que cette eau de rivière puisse tout comme si elle était de l’eau de source monter encore aux étages des maisons situées dans le quartier, victime contrainte de cette falsification. Mais c’est alors, non plus l’eau fraîche, agréable et saine, proclamée nécessaire par Belgrand : ce que l’on fournit aux malheureux habitans, c’est une eau contaminée, en tout cas suspecte, tout au moins frappée d’un préjugé auquel les terrifiantes affirmations des hygiénistes, et jusqu’à leurs recommandations, donnent une singulière force.

Microbes, bactéries, bacilles ! ces infimes organismes microscopiques, dont quelques-uns ont à peine la longueur d’un 300e de millimètre, sont devenus, depuis qu’on connaît et leur existence et leur rôle, un juste sujet d’épouvante. On sait qu’ils sont les obscurs et efficaces agens des incessantes transformations de la matière, les auteurs des fermentations et des phénomènes chimiques les plus considérables, tels que la transformation, dans le sol, de l’azote en nitrates solubles assimilables par la végétation. Mais s’il y en a pour ces rôles utiles, s’il y en a de bienfaisans, il y en a aussi de funestes, dangereux véhicules des plus redoutables contagions. Et, dans leur éphémère existence de quelques heures, activement occupés à se reproduire, ils pullulent avec une telle rapidité qu’on a pu, — nouvelle et terrifiante application du calcul qui étonna si fort le premier joueur d’échecs, — établir qu’un seul de ces petits êtres, mis dans un milieu favorable, à l’abri de toute cause extérieure de destruction, aurait en trois jours une grouillante progéniture de 47 trillions d’individus semblables à lui, pesant tous ensemble plus de 7 millions de kilogrammes. Au bout de cinq jours, réalisant l’image biblique, les descendans de cet unique germe, plus nombreux que ces grains de sable dont un seul est pour eux une montagne, seraient à l’étroit dans l’immensité de l’Océan.