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suis, et si je rappelais ces gens-là, ce serait nous livrer tous à leur vengeance. » Il parla si éloquemment de la gloire et de la France que La Fayette lui prit la main.

Ses visites furent en ce temps-là assez nombreuses. Elles avaient pour objet des radiations de parens ou d’amis ou quelque autre service à rendre. Bonaparte et lui restaient deux ou trois heures tête à tête, causant de tout avec une liberté mutuelle, et le Bonaparte de ce temps-là était singulièrement intéressant !

Il étalait un jour ses projets de concordat. « Vous ne vous plaindrez pas, disait-il, je replace les prêtres au-dessous de ce que vous les avez laissés ; un évêque se croira très honoré de dîner chez le préfet. » — La Fayette l’interrompit, pour dire en riant : « Avouez que cela n’a d’autre objet que de casser la petite fiole ? » — « Vous vous moquez de la petite fiole et moi aussi, répondit-il ; mais croyez qu’il nous importe au dehors et au dedans de faire déclarer le pape et tous ces gens-là contre la légitimité des Bourbons. Je trouve tous les jours cette sottise dans les négociations. Les diocèses de France sont encore régis par des évêques à la solde des ennemis. »

Jamais il ne parlait à La Fayette des grands seigneurs et des rois de l’Europe sans lui témoigner combien il avait été frappé de leur malveillance envers lui. « Je suis bien haï, disait-il un jour, et d’autres aussi, par ces princes et leurs entours ; mais, bah ! tout cela n’est rien auprès de leur haine pour vous. J’ai été à portée de le voir ; je n’aurais jamais cru que la haine humaine pût aller si loin ! Comment, diable ! les républicains ont-ils eu la sottise de croire un instant leur cause séparée de la vôtre ? Mais à présent ils vous rendent bien justice, mais justice complète, » et ce mot fut appuyé d’un regard très significatif.

Les entretiens se continuèrent encore une année. Un jour que La Fayette était venu l’entretenir de Lally-Tolendal, pour lequel il avait témoigné la plus bienveillante considération : « J’ai reçu une lettre de lui, répondit-il ; celui-là a le sang rouge. » Il fut ensuite question d’un autre député à la Constituante qui avait eu des rapports avec le cabinet britannique : « Pourquoi, dit Bonaparte, ne pas faire comme un avocat du Dauphiné, Meunier, qui préféra être maître d’école ? Tenez, mon cher, une belle conduite, c’est la vôtre ! Mener les affaires de son pays, et, en cas de naufrage, n’avoir rien de commun avec ses ennemis, voilà ce qu’il faut !» — « A-t-il porté les armes ? » répondait-il à toutes les demandes de radiation d’émigrés.

Il était dans un moment d’épanchement lorsqu’il dit à La Fayette, en riant : « Vous vous sentez encore trop d’activité pour être sénateur ? » — « Ce n’est pas cela, répondis-je, mais je crois que la