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il s’était marié à Mlle Emilie de Tracy, dont le père, M. Destutt de Tracy, un des plus fermes esprits, une des rares intelligences philosophiques de son temps, député de la noblesse du Bourbonnais à la constituante, avait été l’ami de La Fayette, un des confidens de ses idées, et, comme maréchal de camp, commandait, sous ses ordres, la cavalerie à la frontière en 1792. Il y avait harmonie de sentimens et d’éducation entre les deux époux. Toute la famille était venue à Chavaniac partager cette nouvelle joie avec la vieille tante[1] octogénaire, « qui conservait toutes ses facultés dans un cœur aimant. » C’est pendant ce séjour en Auvergne que Mme de Montagu présenta au général le marquis de Lasteyrie du Saillant, qui devait bientôt épouser Mlle Virginie, celle qui a écrit ce beau livre, digne d’être mis entre les mains de toutes les femmes, et qu’elle a modestement intitulé : Notice sur Mme de La Fayette par sa fille.

Le mariage allait se célébrer, lorsque M. de La Fayette, en tombant sur la glace, se cassa le col du fémur. Avec l’imperfection de la science chirurgicale d’alors, il souffrit cruellement pendant quarante jours et quarante nuits. Il éprouva le maximum de douleur que le corps humain peut supporter, avec un courage et un stoïcisme au-dessus de tout éloge. « Nous sommes sur la roue, » disait Mme de Lasteyrie, au milieu de si atroces douleurs. Le mariage de Virginie de La Fayette et de Louis de Lasteyrie put se célébrer, et dans une chambre voisine de celle où le général était encore étendu, le père Carrichon, qui avait assisté Mme d’Ayen dans son martyre, bénit le jeune couple. Mme de Tessé, toujours généreuse, avait envoyé le trousseau ; le reste de la famille s’était cotisé pour offrir à la mariée[2] , au lieu de diamans et de bijoux, un portefeuille contenant deux mille francs. La fortune des Noailles et celle des La Fayette étaient loin d’être refaites.

Quelque réduites que fussent ses ressources, Mme de La Fayette avec sa sœur, Mme de Montagu, ne prit pas moins la résolution d’élever un monument au lieu même où Mme d’Ayen et Mme de Noailles avaient été ensevelies. Grâce au dévoûment obscur d’une pauvre ouvrière, Mlle Paris, les deux sœurs apprirent que les guillotinés de la barrière du Trône, dans les dernières semaines de la Terreur, avaient été entassés dans un puits creusé sur un terrain presque désert sur le chemin de Saint-Mandé et dans le voisinage d’un monastère en ruine. Treize cents personnes suppliciées en quarante-trois jours avaient été jetées dans le trou de Picpus. Un an après l’installation du Directoire, Mme la princesse

  1. Vie de Mme de La Fayette, par Mme de Lasteyrie.
  2. Mémoires de Mme de Montagu.