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si violent ait été pour moi un devoir ! » — « Que j’ai été heureuse, disait-elle, le jour de sa mort ! quelle part d’être votre femme ! » — Et lorsque je lui parlais de ma tendresse : « C’est vrai ! répondait-elle d’une voix si touchante, quoi, c’est vrai ! Que vous êtes bon ! Répétez encore ! cela fait tant de plaisir à entendre ! Si vous ne vous sentez pas assez aimé, disait-elle, prenez-vous-en à Dieu. Il ne m’a pas donné plus de facultés que cela. Je vous aime, disait-elle au milieu de son délire, chrétiennement, mondainement, passionnément.

« Quelquefois on l’entendait prier dans son lit. Elle s’est fait lire les prières de la messe par ses filles, et s’apercevait de ce qu’on passait pour ne pas la fatiguer. Il y eut dans les dernières nuits quelque chose de céleste dans la manière dont elle récita deux fois de suite, d’une voix forte, un cantique de Tobie, le même qu’elle avait récité à ses filles en apercevant les clochers d’Olmütz. Je ne l’ai vue se tromper sur moi qu’un ou deux momens, en la persuadant que j’étais devenu chrétien fervent.

« Vous n’êtes pas chrétien ? » me disait-elle un jour. Et comme je ne répondais pas : « Ah ! je sais ce que vous êtes, vous êtes fayettiste. » — « Vous me croyez bien de l’orgueil, répondis-je ; mais vous-même ne l’êtes-vous pas un peu ? » — «Ah oui ! s’écria-t-elle, de toute mon âme ; je sens que je donnerais ma vie pour cette secte-là. »

« Un jour, je lui parlais de sa douceur angélique. « C’est vrai, dit-elle. Dieu m’a faite douce. Ce n’est pourtant pas comme votre douceur ; je n’ai pas de si hautes prétentions. Vous êtes si fort en même temps que si doux ; vous voyez de si haut ; mais je conviens que je suis douce, et vous êtes si bon pour moi ! » — « C’est vous qui êtes bonne, répondis-je, et généreuse par excellence. Vous souvenez-vous de mon premier départ pour l’Amérique ? Tout le monde était déchaîné contre moi ; vous cachiez vos larmes. Au mariage de M. de Ségur, vous ne vouliez pas paraître affligée, de peur qu’on ne m’en sût mauvais gré. » — « C’est vrai, me dit-elle, c’était assez gentil pour un enfant, mais que c’est aimable à vous de vous souvenir de si loin ! »

« Je trouve de la douceur à me redire avec vous tout ce qui rappelle combien elle était tendre et heureuse. Mon Dieu ! qu’elle l’aurait été cet hiver ! les trois ménages réunis, la guerre finie pour George, Virginie ayant un enfant, et je pourrai ajouter après ma maladie, où nos craintes avaient encore redoublé notre tendresse ! N’avait-elle pas la bonté dans ces derniers temps de s’occuper de mes amusemens de Lagrange, de ma ferme, de ce qui était resté dans sa tête ! Quand je lui parlais de notre retour chez nous : « Ah ! disait-elle, ce serait trop délicieux. Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écriait-elle