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je me suis cru malheureux, mais jusqu’à présent vous m’avez trouvé plus fort que les circonstances. Aujourd’hui la circonstance est plus forte que moi, je ne m’en relèverai jamais.

« Pendant les trente-quatre années d’une union où sa tendresse, sa bonté, l’élévation, la délicatesse, la générosité de son âme, charmaient, embellissaient, honoraient ma vie, je me sentais si habitué à tout ce qu’elle était pour moi, que je ne la distinguais pas de ma propre existence. Elle avait quatorze ans et moi seize, lorsque son cœur l’amalgama à tout ce qui pouvait m’intéresser. Je croyais bien pouvoir avoir besoin d’elle, mais ce n’est qu’en la perdant que j’ai pu démêler ce qui reste de moi pour la suite d’une vie qui m’avait paru livrée à tant de distractions et pour laquelle néanmoins il n’y a plus ni bonheur, ni bien-être possible.

« Le jour où elle reçut les sacremens, elle mit du prix à voir que j’y assistais. Elle tomba ensuite dans un délire constant, le plus extraordinaire et le plus touchant qui ait été jamais vu. Imaginez-vous, mon cher ami, une cervelle tout à fait dérangée, se croyant en Égypte, en Syrie, au milieu des événemens du règne d’Athalie, que les leçons de Célestine avaient laissés dans son imagination, brouillant presque toutes les idées qui ne tenaient pas à son cœur, enfin le délire le plus constant, et en même temps une douceur inaltérable et cette obligeance qui cherchait toujours à dire quelque chose d’agréable ; cette reconnaissance pour tous les soins qu’on prenait d’elle, cette crainte de fatiguer les autres, ce besoin de leur être utile, tels qu’on aurait trouvé tous ces sentimens, toute cette bonté en elle, dans l’état de parfaite raison. Il y avait aussi une définition de pensées, une finesse dans ses définitions, une justesse, une élégance d’expressions qui faisaient l’étonnement de tous les témoins ou de ceux à qui on transmettait les paroles admirables ou charmantes qui sortaient de cette tête en délire.

« Ne croyez pas que ce cher ange eût des terreurs pour la vie future.

« Sa religion était tout amour et confiance… La crainte de l’enfer n’avait jamais approché d’elle. Elle n’y croyait même pas pour les êtres bons, sincères et vertueux d’aucune opinion. Je ne sais ce qui arrivera au moment de leur mort, disait-elle, mais Dieu les éclairera et les sauvera… » — « Il fut une époque, me disait-elle il y a quelques mois, où, lors d’un retour d’Amérique, je me sentis si violemment entraînée, au point d’être prête à me trouver mal, lorsque vous entriez, que je fus frappée de la crainte de vous être importune ; je cherchai donc à me modérer. Vous ne devez pas être mécontent de ce qui m’est resté. » — « Que de grâces je dois à Dieu, disait-elle dans sa maladie, de ce qu’un entraînement