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de la rivière qui ferme la plaine d’Aubenas, à l’entrée d’un couloir où quelques hommes arrêteraient une armée : pauvre vieux berceau voué à tous les fléaux ; le choléra y prit 40 victimes sur 400 habitans en 1884, l’inondation de 1890 y emporta champs et maisons. C’est Rochecolombe, la plus âpre ruine du Vivarais dans la plus farouche de ses gorges : écroulement de pierres où les chèvres broutent le fenouil sur les tombes que j’allais saluer ; un berger a bâti son étable sur cette triste source de notre sang. C’est Balazuc, penché sur les eaux perdues au fond de son précipice. Ce nid de grands aigles assura de bonne heure à ses possesseurs une situation hors de pair. On sait que Pons de Balazuc, l’ami et le compagnon en Palestine de Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, nous a laissé une histoire de la première croisade. Tandis qu’il guerroyait sous Tripoli et mourait d’un coup de pierre au siège d’Archos, sa nièce, Yseult du Béage, était enfermée comme lépreuse dans la tour penchée de Soyons. Pons avait emmené dans sa troupe Jacques de Bermond d’Anduze, fiancé d’Yseult. Le bruit vint d’au-delà des mers que tous les croisés étaient morts. Le baron de la Voulte qui convoitait les fiefs de la jeune héritière, imagina de la retrancher du monde en la déclarant atteinte du terrible mal. L’évêque de Valence emmura la malheureuse dans une tour branlante, qu’on voit encore inclinée au bord du Rhône. L’ai-je assez attendu, quand j’avais dix ans, le retour du chevalier Bermond d’Anduze, qui devait faire éclater l’innocence et mettre fin à la grande pitié d’Yseult ? Est-il besoin d’ajouter que Bermond revint, châtia le traître, et que la lépreuse de Soyons, solennellement purifiée par l’évêque, fut conduite de son cachot à l’autel où le fiancé l’attendait ? Il y a aussi de belles histoires sur la tour de Brison, qu’on aperçoit de loin au flanc du Tanargue, sur Joyeuse, où Henri III vint chercher son favori pour en faire un amiral, sur Jalès, d’où sortit la Vendée vivaroise, ce mouvement contre-révolutionnaire dirigé par le comte de Saillans et qui a gardé le nom de Camp de Jalès. J’arrête une énumération qui évoquerait toute la geste touffue de notre Languedoc, déroulée autour de ces ruines.

Revenons à la montagne. Les bourgades qu’elle abrite dans ses replis, Jaujac, Thueyts, Montpezat, racontent le passé aussi éloquemment que les châteaux. Elles ont soutenu des sièges, subi l’escalade ; on vous montre le conduit par où s’introduisirent une belle nuit les catholiques, les protestans. Beaucoup de maisons aux balcons de fer forgé, aux fenêtres à croisillons, portent le millésime de 1500. Au-dessus des châteaux et des bourgades, sur les hautes pentes où les châtaigniers se font déjà rares, des paysans allaient se mettre en sûreté, loin des vexations et des dangers qui