Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 113.djvu/463

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les poursuivaient dans la vallée. De petits hameaux sont perchés sur ces crêtes, parfois d’humbles paroisses, avec leur clocher perdu dans les arbres. De sa vieille voix cassée, rouillée, le timbre y sonne d’anciennes heures, qui tombent de là-haut toutes grêles dans le bruit du torrent.

Une des paroisses les plus élevées est celle des Oubrets, sur les flancs du Signal Sainte-Marguerite, le sommet culminant des environs de Vais. Il atteint mille mètres, et l’on a de sa cime une vue étendue sur les Alpes du Dauphiné. L’an dernier, comme je m’étais attardé au crépuscule en descendant du Signal, je fus étonné d’entendre un beau son de cloche, grave et plein ; il me remit dans ma route. En rejoignant le chemin, j’y rencontrai un vieux prêtre qui causait avec des carriers. J’allais pousser mon cheval sans m’arrêter, quand j’aperçus un ruban de la Légion d’honneur sur cette soutane élimée. — Un curé décoré, si haut, et par le temps qui court ! Ce n’est pas naturel, il doit y avoir une histoire sous ce ruban ! j’abordai le curé des Oubrets, je le suivis à son presbytère. Le presbytère de Jocelyn : une chambre au-dessus de l’âtre, quelques livres, un petit enclos de treilles sous les châtaigniers, avec des échappées de vue sur les Alpes, quand on lève les yeux du bréviaire ; la pleine solitude, le grand silence des choses d’en bas ; le commerce avec le monde, à de rares intervalles, réduit au strict minimum. Ce ne fut pas facile de confesser le modeste prêtre ; il ne me dit sûrement pas tout. J’appris pourtant ceci. En 1870, lors de la déclaration de guerre, il avait écrit à la grande aumônerie de l’empereur pour solliciter un poste dans les troupes actives ; l’armée, c’était son goût, sa vocation. Évincé de ce côté, il avait pu se faire nommer aumônier des mobiles de l’Ardèche ; il avait partagé leurs peines et leur résistance tenace en Normandie. On n’a pas oublié que ce régiment fut mis à l’ordre du jour pour la dure et brillante affaire de Château-Robert, où il contint un moment 15,000 ennemis. Après la guerre, l’abbé X… passa à l’aumônerie militaire de Privas. Le drapeau lui manqua, il y a dix ans, quand ces emplois furent supprimés ; il se trouva sur le pavé. On le pourvut de cette petite cure, trois cents âmes environ. Il préférerait sans doute un régiment ; mais il se dit heureux aux Oubrets, et bien résolu à y mourir. Comme je prenais congé de lui : « Tiens, fit-il, mais nous avons votre nom sur notre cloche ! » Nous grimpâmes à l’échelle vermoulue qui mène dans son clocher ; il alluma un bout de bougie, la nuit étant venue : je grattai la poussière sur le vieux bronze ; à la clarté qui tremblait dans le vent, j’y lus la date de la cinquantième année du règne de Louis XV ; au-dessous, la cloche portait en effet le nom de l’aïeul dont la voix était venue me chercher dans la montagne.