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l’empereur. À Saint-Malo, le 30 octobre, une rixe sanglante s’engagea entre les grenadiers du 74e et des marins nouvellement débarqués des pontons anglais. Les matelots avaient crié aux fantassins : « — Vous avez vendu votre drapeau pour un verre d’eau-de-vie. »

Dans la population, on entend les mêmes murmures et les mêmes clameurs. L’armée, sans doute, entretient et avive l’opposition antibourbonienne. Les soldats mettent dans l’âme de leurs frères du peuple leurs regrets et leurs souvenirs. « Une des principales causes de l’état de l’esprit public, écrit le préfet de Saône-et-Loire, est le passage continuel dans le pays des troupes et des soldats isolés, tous bonapartistes et injuriant le roi. Les cris de : vive l’empereur ! sont répétés à chaque instant sur les routes et dans les cabarets, ce qui a la plus mauvaise influence sur les habitans. » Dans la Somme et le Pas-de-Calais, les marchands forains exposent les caricatures contre Napoléon ; des soldats les déchirent ; dispute, attroupemens ; la foule donne raison aux soldats. Le 2e d’artillerie à cheval traverse Tournus ; les trompettes sonnent le refrain : Il reviendra. Les habitans sortent des maisons et accompagnent la colonne une lieue hors de la ville aux cris de : Vive l’empereur. Mais souvent aussi, ce sont des ouvriers, des paysans, de petits bourgeois qui excitent les soldats à l’indiscipline. Un rapport adressé à Dupont signale « des bonapartistes de la basse classe de Bordeaux, qui cherchent à embaucher les militaires. » Dans cette même ville, la foule ameutée à la sortie des théâtres crie : Vive l’armée ! À bas les traîtres ! Le colonel du 66e, en garnison à Rouen, se plaint que les hommes soient logés chez l’habitant « où ils reçoivent en général de mauvais conseils, l’esprit de la ville n’étant pas très bon. » À Nancy, dans un bal, un bourgeois arrache la croix d’un officier sous prétexte qu’elle ne porte plus l’effigie de Napoléon. À Mézières, le colonel du 22e de ligne reçoit ce billet anonyme : « Gare aux mille et mille traîtres français. » À Paris, le 15 août, des ouvriers invitent des soldats à boire avec eux à la santé de l’empereur. Il ne faut donc pas s’exagérer l’influence de l’esprit de l’armée sur celui de la population. Le peuple serait indifférent aux plaintes des soldats et hostile à leurs cris, si ces plaintes et ces cris ne répondaient à son propre mécontentement. L’armée française n’était pas une armée de mercenaires. Elle était sortie des entrailles de la nation, et il y avait communion de sentimens entre elle et la nation. Le peuple et l’armée avaient fait ensemble la révolution. Leurs cœurs battaient aux mêmes souvenirs, tressaillaient des mêmes craintes, vibraient des mêmes colères.

L’état de l’opinion en province pendant la première restauration, la circulaire confidentielle aux préfets, du ministre de