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bonapartistes militans, il y a les bonapartistes timides, les bonapartistes secrets, les bonapartistes mystiques. Il y a ceux qui pensent toujours à Napoléon, mais qui, soit crainte, soit jeu, — car, sous ce gouvernement que personne ne respecte, il y a peu de péril à exprimer son opinion, — ne prononcent jamais son nom. Quand ils s’attablent dans un café, ils boivent à sa santé ; quand ils s’abordent dans la rue, le premier dit : « — Croyez-vous en Jésus-Christ. » Et le second répond : « — Oui, et en sa résurrection. » Sur la pomme de leurs cannes, sur le couvercle de leurs tabatières, sur le fourreau de leurs pipes, sous le chaton mobile de leurs bagues, il y a la tête de Napoléon. Ils ont des bonbonnières à ressort secret sur le double fond desquelles est peinte une aigle ; ils ont des statuettes de bronze représentant Louis XVIII avec cette légende : le Désiré ; mais ces statuettes, d’un grossier travail, forment boîtes ; en les ouvrant, on trouve un petit bronze de l’empereur finement ciselé. On vend des tableaux à coulisses intitulés les Dynasties, dont la planchette secrète représente les effigies impériales. C’est en 1 814 que grandit et s’exalte le culte domestique de l’empereur, ce culte qui ira croissant jusqu’en 1830 et que nous révèlent aujourd’hui des assiettes, des tasses, des pichets, des pots à tabac, des pelles, des pincettes, des bêches, des gaufriers, des fers à repasser, des marteaux, des tenailles, des chandeliers et une infinité d’objets usuels, où, peinte sur la faïence, sculptée dans le bois, gravée sur le fer, découpée dans la tôle, frappée sur le cuivre, ciselée sur le bronze, apparaît l’image de Napoléon[1]. Napoléon devient symbole, fétiche, dieu pénale.

L’opinion et les sentimens du peuple de Paris diffèrent peu de ceux qui règnent dans la population des campagnes et des grandes villes. « Je n’ai rien de bon à te dire, écrit le 14 juillet J.-P. Brès à son oncle. L’amour des Parisiens pour le roi s’est tellement ralenti qu’à peine en reste-t-il une étincelle. » « L’indisposition du peuple est si prononcée, dit Barras au duc d’Havre, que les bonapartistes peuvent rallier un grand nombre d’hommes et toute l’armée. » La foule se presse aux devantures des marchands d’estampes où sont exposés les portraits de Napoléon, de Marie-Louise, de Napoléon II ; on va voir au boulevard du Temple le diorama de l’île d’Elbe ; la fonderie de Launay, place de la Fidélité, où a été transportée la statue de la colonne Vendôme, devient

  1. MM. Frédéric Masson, Germain Bapst, Paul Leroux, Antoine Guillois, ont réuni plusieurs milliers de ces objets dans leurs musées napoléoniens. Les spécimens de ce fétichisme qui paraissent les plus anciens sont des curettes à pipes, portant l’effigie de l’empereur très grossièrement gravée, dont se servaient les soldats du camp de Boulogne. On en retrouve encore sur l’emplacement du camp.