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particularité : « l’a est rouge, » dit-on simplement ; ce qui signifie ici que, lorsqu’on pense à la lettre a, on ne peut pas se la représenter autrement que sous la forme d’une lettre peinte en rouge.

Cette variété d’audition colorée est plus raffinée que la précédente, plus complexe aussi, puisqu’elle ne pourrait pas se rencontrer chez un illettré et suppose qu’on sait lire. M. Galton a publié cinq ou six observations de ce genre avec figures.

J’en ai eu sous les yeux un exemple remarquable ; il m’a été fourni par une jeune fille, qui est aquarelliste de profession ; quand elle entend prononcer la lettre i, isolément, ou même un mot dans lequel cette lettre figure, elle a la vision intérieure d’un i coloré en rouge ; la silhouette de la lettre se détache en valeur sur un fond, également teinté de rouge, mais plus clair ; et il part de la lettre des lignes rayonnantes, qui coupent le fond. Dans le mot Paris, il y a deux couleurs principales ; l’une blanche correspondant à l’a, et une rouge, celle de l’i. Cette dernière est la plus vive ; elle éclaire et éclabousse en quelque sorte les consonnes voisines, l’r et l’s du mot Paris. Ces apparences sont si nettes qu’on peut les dessiner et même les peindre : mais ce sont toujours des images internes, ce ne sont point des apparences qu’on peut voir par les yeux. La jeune fille à qui nous devons ces renseignemens nous apprend que souvent le soir, en famille, sous l’abat-jour de la lampe, elle écoute les mots de la conversation, sans faire attention au sens des paroles ; elle s’absorbe dans la contemplation de la couleur des mots qui défilent devant son imagination. Parfois, le rouge sanglant de l’i la fatigue, et le phénomène, dans plus d’une occasion, prend une intensité douloureuse.

Il serait surprenant qu’une « imagerie » mentale qui acquiert un tel degré de force restât un simple objet de contemplation pour celui qui l’éprouve et ne produisît pas quelques conséquences d’ordre pratique. Les psychologues savent depuis longtemps qu’un état mental très intense, comme une liaison d’idées indissoluble, agit d’une manière directe sur nos croyances et notre conduite. Stuart Mill a dit quelque part, avec sa précision accoutumée, que nous avons une tendance à croire que les idées qui sont associées fortement dans l’esprit correspondent à des faits réels associés de la même façon. Il n’est donc pas indifférent que chez une personne le son de l’i donne constamment, subitement, fatalement, l’idée de la couleur rouge ou noire. Cette suggestion irrésistible doit produire certains effets psychologiques, qu’un examen attentif des observations révélera peut-être.

À cet égard, voici les remarques que nous avons faites. Les personnes qui ont l’audition colorée et qui s’en rendent compte recon-