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naissent assez facilement la nature de leurs impressions subjectives ; elles les considèrent comme des associations personnelles qui n’ont rien de mystérieux, et quelques-unes même en cherchent les causes dans les circonstances les plus banales et les plus futiles. Cependant, si on les laisse décrire leur manière de sentir, on s’aperçoit qu’elles attribuent involontairement à ces associations beaucoup plus d’importance qu’elles ne le disent. Il semble que le plus souvent l’idée de couleur suggérée par un mot est reportée, non pas au mot lui-même, mais à l’objet extérieur désigné par ce mot. Il en résulte une conséquence bien intéressante. Il y a des mots qui désignent un certain objet de couleur rouge, et qui, d’autre part, par leurs voyelles, provoquent l’idée d’une couleur différente, par exemple du gris ; ce désaccord paraît tout à fait choquant ; les sujets n’hésitent point à déclarer le mot mal fait. Le médecin de nos amis qui trouve que l'a est rouge trouve aussi que le mot feu est incorrect, parce que le feu est rouge et que le mot feu est dépourvu d’a. Un de mes correspondans pour lequel l’audition colorée est une palette multicolore fait les mêmes remarques au sujet des contradictions ou des confirmations qu’il rencontre entre le sens des mots et leur couleur. Pour lui, les a sont rouges, comme pour la personne précédente ; dès lors il trouve que le rouge est « mal nommé » et que le mot feu est « ce qu’il y a de plus terne ; » écarlate est au contraire « tout à fait imitatif. » L’i est noir et l’o est blanc ; il en résulte que le mot noir est blanc et noir ; « prononcer les mots moire rouge, c’est penser une contradiction. » Ces chicanes de mot, dont on pourrait citer encore de nombreux exemples, nous paraissent indiquer une tendance à donner une portée réelle aux associations de son et de couleur, comme si ces associations exprimaient une vérité à laquelle le langage devrait se conformer. Mais les sujets sont trop intelligens pour affirmer cette idée ; ils en subissent seulement l’empire, sans s’en douter.

Il en est d’autres chez lesquels la même tendance se manifeste de la façon la plus claire et la plus naïve ; fait vraiment extraordinaire, ils croient de bonne foi que certains objets qu’ils n’ont jamais vus ont précisément la couleur du mot qui les nomme. Nous avons cité Bleuler, par exemple, qui dit à son ami Lehmann que les kétones sont jaunes ; il les croyait jaunes à cause de la voyelle o du mot kétone, à laquelle il attribuait cette couleur. Les observations de ce genre sont assez rares, ce qui tient à plusieurs raisons qu’on devine et qu’il est inutile de détailler longuement ; pour qu’une personne ait la naïveté de croire qu’un objet est rouge parce que son nom contient des voyelles rouges, il faut nécessairement qu’elle ne connaisse pas la couleur réelle de