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l’objet ; il faut aussi qu’elle ne se soit pas rendu compte de la faculté qu’elle présente de colorer les voyelles ; car, dès qu’elle s’aperçoit que la couleur supposée dépend du mot, l’illusion doit disparaître. Ces diverses circonstances se sont sans doute rencontrées dans l’observation suivante que M. Claparède a recueillie tout récemment et qu’il a bien voulu nous communiquer ; elle est inédite, comme tous les autres renseignemens qu’il nous a fournis. Une personne de cinquante-deux ans lui écrit : « Je me souviens encore de la stupéfaction que j’éprouvai à l’âge de seize ans, en voyant pour la première fois de l’acide sulfurique. Auparavant, j’avais lu un livre de science familière où il était question de cette substance ; elle était apparue à mon imagination comme un liquide opaque ayant l’aspect du plomb terni. À cette époque, je n’avais pas encore la conscience de la vision colorée des voyelles. Plus tard, je me suis rendu compte que cette représentation tenait simplement aux deux u qui se trouvent dans le mot sulfurique. » Ce sujet note en effet comme couleur : « i noir ; u gris métallique sans éclat. »

Ces bizarreries nous paraissent éclaircies par les considérations que nous venons de développer ; elles sont une preuve curieuse de la tendance qu’on éprouve toujours à donner de la réalité à une association mentale indissoluble.

Même tendance encore, mais avec un effet tout différent, chez une dame observée par M. Suarez de Mendoza. Cette dame attribue à chaque morceau de musique, à chaque partition, une couleur particulière ; la musique d’Haydn lui paraît d’un vert désagréable ; celle de Mozart est bleue en général ; celle de Chopin se distingue par beaucoup de jaune ; celle de Wagner lui donne la sensation d’une atmosphère lumineuse, changeant successivement de couleur. Ces associations, passées en habitude, se manifestent d’une façon tellement impérieuse que cette dame fait relier toutes ses partitions suivant la teinte générale de chaque œuvre ; elle ne peut pas supporter une reliure d’une couleur différente. Ce n’est plus une simple croyance, c’est un effort pour matérialiser une conception de l’esprit et une preuve de la tendance de nos idées à se dépenser en actes. Tous ces faits psychologiques, quoique d’apparence différente, doivent rentrer sous la même explication, car ils dépendent du même principe.

C’est encore à ce principe qu’il faut rattacher les quelques hallucinations élémentaires qui se sont produites dans l’audition colorée. On sait aujourd’hui que toute image un peu vive est accompagnée pendant un court instant de la croyance à la réalité de son objet, et que ce phénomène, en s’exagérant, donne lieu à une hallucination ; il est donc légitime de prévoir que les impressions de couleur que le son donne à certaines personnes