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sentent mentalement les chiffres, comme s’ils étaient écrits, et ce mode de représentation est encore un bon caractère de leur type de mémoire. J’ai fait à ce propos une expérience, qui m’a paru instructive ; répétée sur un petit nombre de sujets seulement, elle m’a toujours donné des résultats concordans ; je la recommande vivement à ceux qui veulent rechercher les types de mémoire, si utiles à connaître dans plus d’une circonstance. On prononce devant la personne cinq chiffres et on la prie de les répéter ; on en prononce ensuite six, puis sept, jusqu’à ce que le nombre atteint soit supérieur à ceux qu’elle répète exactement ; puis l’opération faite, on demande brusquement à cette personne si elle a vu les chiffres, ou si elle les a entendus dans sa mémoire. Remarquons que, par le mode d’expérience choisi, on a surtout fait appel à la mémoire auditive de la personne ; les chiffres ne lui ont pas été montrés, mais dits ; elle les a entendus ; c’est une impression auditive qui a été confiée à sa mémoire ; aussi la plupart des personnes, neuf sur dix, prises au hasard, ne manquent pas de répondre qu’elles ont eu les chiffres « dans l’oreille, » elles n’ont pas pensé à les voir, ou si elles les ont vus, c’est par une vision mentale confuse, indirecte. Au contraire, les personnes qui ont de l’audition colorée répondent qu’elles ont vu les chiffres ; quoiqu’on ait excité leur mémoire par l’audition, elles ont transformé l’image auditive du chiffre en image visuelle ; leur attention s’est fixée sur la forme, sur la couleur, preuve excellente de cette tendance à tout transformer en visions, qui nous paraît la caractéristique de l’audition colorée.

Cette organisation intellectuelle, par plusieurs de ses traits, se confond avec celle du peintre, chez lequel, comme l’a bien indiqué M. Arréat, dans un livre récent[1], la marque de la vocation se trouve dans la sensibilité de l’œil, dans l’aptitude à goûter, à rechercher et à reproduire l’éclat des couleurs et l’harmonie des formes ; d’où, comme conséquence, une habitude à penser avec des images visuelles. Suffit-il donc d’avoir les dons naturels du peintre pour avoir de l’audition colorée ? Évidemment non ; c’est une des conditions psychologiques du phénomène, ce n’est pas la seule. Une belle mémoire visuelle fournit une ample matière aux comparaisons tirées du monde des couleurs ; elle ne saurait expliquer cet accolement particulier de l’image de couleur à certains sons, qui constitue l’audition colorée.

On peut comprendre qu’une personne capable de se rappeler les couleurs avec leurs moindres nuances puisse, en donnant carrière à son imagination poétique, colorer tous les sons qui vibrent

  1. La Psychologie du peintre, Paris, 1892.