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comédiens demeurèrent estimés, respectés, capables de parvenir aux fonctions les plus honorables : quelques-uns eurent des statues, représentèrent leur patrie à l’étranger. Mêmes origines hiératiques à Rome : lupercales, saturnales célébrées par les citoyens, jeux scéniques adaptés aux cérémonies religieuses, spectacles du cirque précédés d’une procession consacrée aux dieux, théâtres remplis de leurs images, défrayés par un trésor sacré qu’administrent pontifes et préteurs, présence des prêtres obligatoire ; mais, plus hautain à la fois et plus rude, le génie romain se montre aussi plus âprement logique, et, lorsque les fêtes publiques perdent leur caractère purement religieux, lorsque la nécessité d’acteurs plus nombreux développe l’habitude de ne faire monter sur la scène que des esclaves ou la lie de la plèbe, la profession devient infâme, et, rayé de sa tribu, déchu de ses droits, presque assimilé à un esclave, le citoyen qui l’exerce peut être jeté en prison, frappé du fouet, sans procès, sans discussion. Avec les comédiens, médecins, mathématiciens, astronomes, qui presque tous étaient des Grecs ou Africains prisonniers de guerre, sont aussi notés d’infamie. Mais, tandis que la loi les frappe, le clergé païen continue de les honorer, et ce sont les pères de l’église qui, combattant en même temps l’idolâtrie et l’immoralité, vont aiguiser à nouveau les armes un peu émoussées de la jurisprudence. La passion délirante de ce peuple pour ses spectacles, ces jeux du cirque qui le consolaient de la liberté perdue, les spectateurs prenant parti pour tel ou tel acteur, pour telle ou telle faction, en venant aux mains et ensanglantant la scène, l’audace des histrions atteignant ce délire que Pylade osa lancer des flèches sur le public et blessa plusieurs personnes, Juvénal dénonçant ces patriciennes et cette impératrice qui affichaient avec cynisme leur passion pour eux, les pantomimes figurant la danse nuptiale, les actions les plus lascives, Léda s’abandonnant aux caresses du cygne, un homme brûlé vivant dans l’Hercule furieux, actrices et acteurs revenant tout nus à la fin des représentations, sur la demande du public ; à Carthage, à Antioche, la foule, fascinée par les bouffonneries d’un mime au point de ne pas entendre l’ennemi qui entre dans la ville ; des prêtres, des serviteurs du Christ suivant les spectacles avec enthousiasme, embrassant même le métier maudit, un tel débordement rendit plus difficile la tâche de l’Église, explique ses rigueurs : à ses yeux, le théâtre est le rendez-vous de tous les forfaits, pire que « le blasphème, le larcin, l’homicide et tous les autres crimes, » car le spectateur est complice de l’acteur. — Une chrétienne, dit Tertullien, revient du théâtre possédée du démon. On l’exorcise. S’attaquer à une fidèle, quelle audace ! Que répond Satan : Elle était chez moi. — Pas de condamnation