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son existence tourmentée. Pas plus qu’en Allemagne, en Pologne ou en Russie, ses ambitions ni son cœur n’y trouvèrent ce qu’ils cherchaient. Mais des lettres de femmes l’y consolaient encore, et l’aidaient à supporter les ennuis de son exil ; — si peut-être elles ne l’encourageaient pas dans sa métaphysique. Je songe, en écrivant ceci, à une demoiselle Girault, la sœur de l’un de ses amis, originale et hardie personne, audacieuse même en ses propos, dont quelques fragmens de lettres donnent vraiment à regretter que M. Maury, qui le pouvait, n’en ait pas publié davantage.

« Je voudrais bien, lui écrit-elle, dans une lettre datée du mois de juin 1769, je voudrais bien qu’il me fût possible d’admettre cette providence que vous supposez actuellement, parce que vous en avez besoin. Mais je crains bien que le malheur ne vous rende faible. Consultez vos sens, les seuls auteurs à la fois et les juges de vos idées. Quel témoignage vous rendent-ils de la divinité ? Quel de l’existence de votre âme ? En quel lieu fixerez-vous la demeure de l’un ou de l’autre ? Ah ! mon ami, s’il y avait un Dieu, nous ne pourrions qu’aimer sa grandeur, mais sans l’admirer ni la craindre, ni lui plaire, ni l’offenser, enchaînés par les lois éternelles qui gouvernent l’univers. Soumis malgré vous aux impressions des objets et aux modifications produites par toutes les circonstances de la vie, vous ne pouvez produire un geste, un son, avoir une idée qui ne soient une suite nécessaire de cet enchaînement et de ces rapports. Quelle peine ou quel prix pouvez-vous attendre pour des actions dont la plus indifférente n’aura pas dépendu de vous ? »

Voilà ce qui s’appelle aller jusqu’au bout de son raisonnement ; et par parenthèse, si l’on fait attention qu’il devait y avoir, dans le Paris de 1770, plus d’une demoiselle Girault, voilà qui explique bien des choses ! Notez après cela, que, pour être aussi résolument déterministe que M. Taine lui-même, cette fille d’esprit n’en avait pas le cœur moins léger ni moins gai.

« J’ai peine à vous pardonner l’ennui dont vous vous plaignez, lui écrit-elle une autre fois. Quand je me porte bien, je ne connais pas cette maladie, et il me semble qu’avec autant d’esprit et de philosophie que vous en avez, n’étant assujetti à la volonté de personne, étant libre en un mot, vous devriez vous suffire à vous-même. Je sais qu’on regarde cette puissance comme un attribut de la divinité…Si cela est, apprenez, monsieur, à me respecter dorénavant comme une divinité… Car, moi qui vous parle, moi qu’on ne peut pas même placer dans la classe des gens médiocres, eh bien ! je l’ai, cette puissance de me suffire à moi-même. »

Était-il de retour en France, et à Paris, quand il lisait cette lettre ? Car elle ne porte point de date. Nous apprenons.seulement par une