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autre lettre, datée du {{{{1er}}}} août 1771, que, toujours soucieuse de contenter les moindres désirs de l’ami de son frère, Mlle Girault lui avait ménagé dans les environs de Rouen, chez une dame Burel, une agréable retraite. Bernardin de Saint-Pierre n’en profita point. Curieux encore de savoir pourquoi, M. Maury a donc de nouveau compulsé les papiers de la bibliothèque du Havre, et il y a trouvé que tandis que Mlle Girault battait pour lui la Normandie, le volage Bernardin était à Rennes, où il essayait de se faire marier par une autre de ses amies, Mme Delaville-Jehannin.

Ce qui est assez plaisant, à ce propos, mais bien humain, c’est la vivacité de son irritation contre les héritières de Rennes. Il en a plusieurs en vue, trois ou quatre à la fois, mais qui croirait que les mères de ces demoiselles « regardent sa bourse plus que sa figure ? » Évidemment les grosses dots lui paraissent assignées, par un décret de la providence, aux hommes de lettres pauvres ; et il n’admet pas que l’on soit insensible à l’honneur de son choix. Il ne fait pas d’ailleurs attention que, n’ayant pas même encore publié son Voyage à l’Île de France, on ne pouvait guère soupçonner à Rennes qu’il y eût un homme de lettres en lui. Faute de jeunes filles, et dégoûté de deux ou trois échecs, il se rabattait donc sur les veuves, quand il en fut préservé par Mlle Girault. « Gardez-vous, lui écrivit-elle, de croire ceux qui vous conseillent d’épouser une veuve à si bon marché. Douze mille livres de rente ! Une fille du même prix vaudrait mieux à tous égards. » Il en crut Mlle Girault et revint à Paris jouer le rôle de solliciteur.

Il ne le jouait pas, en effet, on le sait peut-être, avec moins d’obstination que celui de soupirant. Mais y réussissant moins bien encore, et ne recevant du ministère que de rares gratifications, il se résolut, enfin, selon son mot, « à vivre du fruit de son jardin » et, en 1773, il faisait paraître son Voyage à l’Île de France. L’ouvrage le classa parmi les gens de lettres, lui ouvrit le salon de Mlle de Lespinasse, et l’enrôla pour un moment parmi les philosophes. Si d’ailleurs le succès n’en eut rien de soudain, ne le tira pas d’abord de pair, il fut pourtant plus qu’honorable, et assez grand pour que l’auteur, encouragé, commençât dès lors d’ébaucher ses Études de la nature.

Il y travailla dix ans, avec des alternatives d’ardeur et de lassitude qu’expliquent également son caractère, et la nouveauté de l’entreprise. Le vocabulaire pittoresque n’existait pas, nous l’avons dit, si l’on veut bien ici se souvenir que ni les Confessions, ni les Rêveries de Rousseau n’avaient encore paru ; et d’ailleurs il s’en faut, même dans ces ouvrages, que le vocabulaire de Rousseau, s’il a d’autres qualités, ait l’étendue, et pour ainsi dire l’heureuse technicité de celui de Bernardin de Saint-Pierre. Et puis, entre ses Études, quand il ne s’occupait pas de « coloniser » la Corse ou de « conquérir Jersey, » ses velléités