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Est-il nécessaire d’aller plus loin, de compliquer l’histoire par une fantasmagorie de mélodrame, de ressusciter ces mythes païens qui accumulent sur un seul personnage toutes les vertus, les héroïsmes et les crimes d’une époque[1] ?

L’abbé Languet, curé de Saint-Sulpice, refusa d’accorder la sépulture chrétienne à celle qui lui laissait un legs pour ses pauvres ; il ne voulut même pas qu’on l’ensevelît dans l’endroit du cimetière réservé aux enfans morts sans baptême ; sur l’ordre du lieutenant de police, un fiacre l’enleva de nuit, et guidés par un ami, M. de Laubinière, deux portefaix l’enterrèrent furtivement dans un chantier désert, non loin de la Seine, à l’extrémité du faubourg Saint-Germain. La douleur de Voltaire et son indignation éclatèrent magnifiquement, à plusieurs reprises : dénonçant l’odieux traitement subi par


Celle qui dans la Grèce aurait eu des autels,


il rappela qu’en Angleterre, le corps d’Anne Oldfields, la célèbre tragédienne, était resté plusieurs jours exposé à Westminster, porté en pompe et enseveli à l’abbaye, tandis que les plus grands personnages du royaume tenaient les coins du poêle. Et là aussi la lutte n’avait pas laissé d’être acharnée : au XVIe siècle, le fanatisme puritain exile, bâillonne les acteurs, brûle leurs théâtres, Prynne imprime le Fouet des histrions qui lui coûte ses deux oreilles, mais il réussit à chasser les comédiens, et de 1633 jusqu’à la restauration, le drame anglais avait été frappé d’anathème. En attendant l’heure de la justice, plus lente à sonner en France, Voltaire composait cette belle ode, pieux souvenir aux mânes de celle qu’on punissait d’avoir charmé le monde, invocation touchante à la tolérance, vertu divine et presque nouvelle, qui remplace les vieux fanatismes, d’où peut-être sortira l’emblème de réconciliation des classes et des peuples, comme la charité


Ci-gît l’actrice inimitable
De qui l’esprit et les talens,
Les grâces et les sentimens
La rendaient partout adorable.
L’opinion était si forte
Qu’elle devait toujours durer,
Qu’après même qu’elle fut morte,
On refusa de l’enterrer.

  1. La mort d’Adrienne donna lieu à une sorte de concours de faiseurs d’épitaphes. En voici deux, l’une en latin, l’autre en français : « Viator, siste, lege, luge. Hic Musse, Charités, Cupidinesque eodem quo Adriana, artis scœnicae caput, jacent sepulchro. »