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éternel de ces sentimens vrais qui forment en quelque sorte le fond commun de l’humanité, on suit avec sympathie les péripéties de ce roman d’amour entre deux époux qui s’entendent pour regarder la même étoile à la même heure et iraient de grand cœur demander l’aumône ensemble : «… Sois heureuse autant que je me trouve malheureux d’être séparé de toi, et rien n’égalera ma félicité. Jouis de mon cœur, jouis de mon âme, je te les ai donnés ; il ne me reste que la vie, que je suis prêt à te sacrifier de même. Si je pouvais disposer de l’univers, l’univers serait à toi ! Reçois cette fleur fanée, arrachée de sa tige, c’est le symbole d’un cœur flétri par une absence rigoureuse. Adieu, vis contente ! que tous tes jours soient des jours de fête ! mais, au milieu des plaisirs, songe que, si tu es formée pour exciter l’amour, tu es née pour mériter l’estime ! ces deux effets réunis m’ont rendu le plus tendre, dès les premiers instans que je t’ai connue, et des amans et des maris… »

Cependant, Mme Favart a débuté avec éclat à la Comédie italienne, où elle est reçue d’emblée à part entière : il y a un monde prodigieux quand elle joue, et, mieux que personne, elle chante les vaudevilles composés par son mari. Elle essaie de le rejoindre, mais à peine arrivée à Lunéville, les frères Meunier, exempts de police, tombent chez elle, escortés d’une nombreuse maréchaussée, et, sous couleur de la mener à Fontainebleau, ils la conduisent au couvent des Ursulines, aux Grands-Andelys, puis à Angers. Son propre père, hélas ! a prêté les mains à cette machination et l’a fait cloîtrer à cause de la prétendue illégalité de son mariage. Bien vite, le Petit-Bouffe (surnom que lui donne Favart) recommande à sa mère, à son mari, d’envoyer tous les papiers, le consentement de son père, au ministre, de réunir les témoins, et, touchante naïveté, elle écrit au maréchal pour implorer sa protection. Alors seulement il commence à se démasquer : à mots couverts, il lui met le marché en main, non sans laisser arriver des lettres qui l’informent que, traqué de ville en ville, Favart épuise sa santé, abîme ses yeux dans la cave qui lui sert d’asile, où il peint des éventails pour vivre : « Plus ne vous en dirai sur ce qui me regarde ; vous n’avez point voulu faire mon bonheur et le vôtre ; peut-être ferez-vous votre malheur et celui de Favart ; je ne le souhaite point, mais je le crains. » Longtemps encore la Petite Fée se débattit : sa raison se trouble, elle fait appel à la générosité du maréchal et n’obtient que réponses ironiques : « Vous dites que vous souffrez, je le crois. Vous dites que j’ai des griffes et qu’il n’est pas aisé de s’en tirer ; je le crois encore, mais je ne vous ai jamais fait que patte de velours, et ces griffes ne vous feront jamais de mal si vous ne vous en faites pas vous-même. » L’âme de la prisonnière