Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 113.djvu/909

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pouvait pas, c’était leur faute, ou au moins celle de la question. On s’amusa de l’importance qu’ils donnaient à des minuties, à des vétilles, à des riens. De plus sérieux demandèrent, entre tant de manières d’aimer Dieu, laquelle était vraiment la bonne, s’il y en avait une meilleure, une plus sûre que les autres, à quels signes on la reconnaissait… Ai-je besoin d’insister davantage ? et, au terme de ces perplexités ou de ces plaisanteries qui ne voit reparaître la redoutable interrogation de Bayle : si Dieu n’était pas un être trop essentiellement raisonnable et bon pour être l’auteur d’une chose aussi « pernicieuse, » et aussi chargée de subtilités que les religions positives ?

Mais il était sans doute écrit que l’on ne négligerait aucun moyen de favoriser le « libertinage ; » et, comme au milieu de ces disputes et de ces ruines, le jansénisme restait toujours debout, on décida, si l’on le pouvait, d’en abolir jusqu’à la mémoire. La compagnie de Jésus saignait pour ainsi dire encore des blessures des Provinciales. De même qu’autrefois Louis XIV avait cru compenser la Déclaration des libertés de l’Église gallicane par la révocation de l’édit de Nantes, Fénelon cherchait un moyen de rétablir en cour de Rome la pureté de son orthodoxie. Le vieux roi, « élevé dans l’opinion que ce que l’on appelait jansénistes, — c’est Saint-Simon qui parle, — était un parti républicain dans l’Église et dans l’État, » n’avait pas d’ailleurs cessé, son règne entier, de persécuter le jansénisme. On obtint de Rome une première bulle, la bulle Vineam Domini, 1705. Un arrêt du conseil, du 22 janvier 1710, ordonna de démolir le monastère de Port-Royal. Au printemps de 1711, on défonça le cimetière ; et le 8 septembre 1713 enfin, la bulle Unigenitus vint consommer l’iniquité.

On en a moins discouru, mais les conséquences en furent presque plus graves que celles même de la révocation de l’édit de Nantes. Car, d’abord, au point de vue moral, elles s’y ajoutaient, le jansénisme aussi lui, représentant, comme l’on sait, quelque chose de cette sévérité qui avait fait la grandeur du protestantisme français. Il n’y avait qu’un lieu du monde où l’on se formât de la misère de l’homme une idée plus sombre encore qu’à Genève, c’était à Port-Royal, et, certes, l’auteur lui-même de l’Institution chrétienne n’avait pas plus éloquemment parlé de notre corruption et de notre fragilité que l’auteur des Pensées. Protestans et jansénistes, pour des raisons de situation, ils avaient bien pu se combattre, et les Claude et les Jurieu n’avaient pas rencontré de contradicteurs plus acharnés ni de plus redoutables adversaires que les Nicole et les Arnauld ; mais, sur l’article des mœurs, comme ils professaient les mêmes doctrines, ils pratiquaient la même conduite, ils donnaient donc les mêmes exemples et, tous ensemble, les mêmes ennemis,