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jésuites, courtisans, libertins, les enveloppaient dans les mêmes haines. Il convient d’ajouter que, s’ils étaient moins nombreux, les jansénistes étaient plus répandus que les protestans. Ils remplissaient la ville, et la cour même en était pleine. Fénelon les voyait partout. Et à la vérité, le 29 octobre 1709, quand d’Argenson et ses archers de police firent évacuer le monastère de Port-Royal des Champs, il ne s’y trouva que vingt-deux religieuses en tout, — de vieilles filles, dont la plus jeune avait passé cinquante ans, — mais presque toute la magistrature, une partie du clergé, quelques-uns même des familiers du roi se sentirent atteints par cette exécution brutale. C’est ce qui en explique les suites philosophiques, si je puis ainsi dire, et les suites politiques.

À Dieu ne plaise que je me mêle ici d’analyser ou de commenter la bulle Unigenitus ! Elle est trop longue ! et quand elle serait plus courte, je ne suis pas assez janséniste ! Mais, si l’on veut bien prendre la peine seulement de la lire, et, après l’avoir lue, si l’on songe que les jansénistes, en dépit de toutes les bulles et de tous les anathèmes, ont toujours énergiquement refusé de se séparer du corps de l’Église, on s’apercevra d’une chose que les contemporains, plus intéressés que nous dans la question, ont sans doute encore mieux vue. C’est qu’à la date précise de 1713, les définitions de la bulle venaient comme barrer les dernières issues par où le sens individuel pouvait encore échapper à la domination tyrannique du dogme. Elle fermait le catholicisme. Elle niait la discussion. Elle étouffait le peu de liberté qui continuât de subsister encore sous l’empire de la tradition. « Rien ne peut donner une plus mauvaise opinion de l’Église à ses ennemis, — avait dit le père Quesnel dans ses Réflexions morales, — que d’y voir dominer sur la foi des fidèles, et entretenir des divisions pour des objets qui ne blessent ni la foi ni les mœurs. » Qualifier une telle proposition des noms de scandaleuse et d’impie, de séditieuse et de blasphématoire, assurément c’était le droit de l’Église. Mais qui ne voit que c’était également s’arroger le domaine entier de la pensée ? Que restait-il de libre si l’Église étendait son pouvoir dogmatique jusque sur les choses qui ne blessaient ni la foi ni les mœurs ? Elle avait aujourd’hui sa « philosophie, » n’aurait-elle pas demain sa « politique ? » Matthieu Marais s’en indignait dans son Journal, comme Barbier dans le sien. C’était trop demander à nos jansénistes et à nos gallicans, et c’était les disposer à recevoir l’impulsion de nos philosophes. Si la bulle Unigenitus a soulevé tant d’agitations dans la France du XVIIIe siècle, et, dans l’interminable dispute des appelans et des non appelans, si l’on a mis tant de violence, nous en tenons ici la raison. Il s’agissait de savoir si, pour penser un peu librement, il faudrait sortir de