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l’Église, ou, pour y rester, s’il faudrait accepter d’elle une direction qui s’emparerait même des choses indifférentes. La réponse n’était pas douteuse.

Comment maintenant, — à dater de la bulle, et des prétentions ouvertement déclarées de la cour de Rome, — la question, de morale ou de théologique se changea promptement en politique, c’est ce que plusieurs historiens ont déjà raconté : M. Charles Aubertin dans son Esprit public au XVIIIe siècle, M. Félix Rocquain dans son Esprit révolutionnaire avant la révolution, et plus récemment M. Albert Le Roy dans son livre sur la France et Rome de 1700 à 1715. La lecture en est étrangement instructive. Mais si je les résumais, j’anticiperais sur les temps du règne de Louis XV. Il me suffit d’avoir montré que de 1685 à 1715, si l’on avait laborieusement cherché les moyens d’opérer le divorce de la religion et de l’esprit du siècle qui naissait, on en aurait malaisément inventé de plus efficaces. « Malgré l’atteinte que le protestant avait donnée aux choses saintes et à leurs ministres, s’il restait encore de la vénération pour les uns et du respect pour les autres, » on avait pris comme à tâche d’en effacer jusqu’aux traces ; et déjà, comme Diderot plus tard, on pouvait dire avec vérité que « si le pape, les évêques, les prêtres, les religieux, les simples fidèles, toute l’Église, si ses mystères, ses sacremens, ses temples, ses cérémonies, toute la religion était descendue dans le mépris, » l’Église et l’État, la religion et le prince n’en pouvaient accuser qu’eux-mêmes. S’étonnera-t-on là-dessus que le mépris de la religion ait entraîné celui de la morale même à sa suite, dans un temps où l’on ne concevait guère la morale que par rapport à la religion ? Comprend-on maintenant toute la nouveauté de la critique de Bayle, quand il essayait de dégager et de fonder les principes d’une morale purement laïque ? Et voit-on enfin ce que pouvait, ce que devait nécessairement rencontrer de faveur dans l’opinion publique une idée qui, comme celle du progrès, était destinée, — nous le montrerons par la suite, ou plutôt on le sait déjà, — comme à s’élargir et à s’enfler un jour jusqu’aux proportions d’une religion de l’humanité ?


IV

Dans cette décadence de la religion et de la morale, il était en effet difficile, il était impossible de méconnaître un progrès certain, arithmétique en quelque sorte, des arts utiles à la vie commune, de la science, et de la pensée. Nous, qui en avons vu de bien plus certains encore, et de plus grands, — auxquels même nous sommes devenus presque insensibles, dont nous jouissons comme de