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qui s’est bien amusée ? » Commentaire plaisant de certaine lettre à Besenval, qu’elle adora… trois mois au moins : « J’ai plus de plaisir maintenant à t’être fidèle, sans même que tu le désires, que je n’en avais autrefois à te faire une infidélité… » Prodigue, donnant à souper tous les soirs dans son logis orgiaque, dépensant aussi vite qu’elle recevait, une vraie courtisane, mais distinguée dans cet état, agréant surtout fermiers-généraux, magistrats, nobles étrangers, ducs et princes, portée à dédaigner les roturiers ; et, si elle s’embourgeoise par hasard, prenant un comédien comme Grandval ou un homme de lettres comme Marmontel. Celui-ci a fait de sa liaison avec la trémoussante Frétillon un récit qui vaut la peine qu’on le résume ici, car il porte l’empreinte de la vérité, et d’une vérité amusante.

Marmontel venait d’être quitté par Mlle Navarre ; il était malade de chagrin, et sa langueur émut Clairon, qui lui savait un gré infini de l’avoir préférée à Gaussin[1] pour le rôle d’Arétie, de Denis le Tyran, rôle de force, de fierté, d’enthousiasme, tandis que, avec sa beauté si pure, un son de voix qui allait au cœur, celle-ci excellait surtout dans les rôles où il faut exprimer une douleur mélancolique, un timide et tendre amour. La lutte entre les deux rivales avait été vive : Gaussin avait rappelé les services rendus, et, malgré ses yeux supplians, malgré l’éloquence de ses reproches décuplée par la grâce de toute sa personne, elle avait échoué. Clairon alla trouver Marmontel : « Mon ami, lui dit-elle, votre cœur a besoin d’aimer, et l’ennui n’en est que le vide ; il faut l’occuper, le remplir. N’y a-t-il donc qu’une femme au monde qui puisse être aimable à vos yeux ? — Je n’en connais qu’une seule qui puisse me consoler, si elle le veut bien ; mais serait-elle assez généreuse pour le vouloir ? — Est-elle de ma connaissance ? Je vous aiderai, si je puis. — Oui, vous la connaissez, et vous pouvez beaucoup sur elle. — Eh bien ! nommez-la-moi, je parlerai pour vous. Je lui dirai que vous aimez de bon cœur et de bonne foi, que vous êtes capable de fidélité, de constance, et qu’elle est sûre d’être heureuse en vous aimant. — Vous croyez donc tout cela de moi ? — Oui, j’en suis très persuadée. — Ayez donc la bonté de vous le dire ? — À moi, mon ami ? — À vous-même. — Ah ! s’il dépend de moi, vous serez consolé, et j’en serai bien glorieuse. »

Les voilà embarqués, le voilà consolé, et le plus honnête homme

  1. Plus célèbre encore par la facilité de ses mœurs que par sa beauté et son talent, Gaussin ne comprenait pas qu’on pût refuser un galant homme qui se présente de bonne grâce et vous presse avec instance. Et comme on lui reprochait d’avoir agréé les hommages de son porteur d’eau, et de bien d’autres : « Que voulez-vous, dit-elle ingénument, cela leur fait tant de plaisir, et cela me coûte si peu ! »