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du monde. Et avec la même désinvolture qu’il a rapporté l’embarquement, il raconte le débarquement : notez qu’il écrit pour ses enfans ses mémoires, et que ceux-ci contiennent vingt histoires aussi ou plus inconvenantes. Voici donc la fin de cette passionnette qui dura un peu plus que ne vivent les roses. Clairon avait une amie chez laquelle elle soupait parfois avec son sigisbée : un jour, elle le prie de n’y pas venir, car il serait mal à son aise, le bailli de Fleury devant souper et la ramener. Lui de remarquer ingénument qu’étant connu du bailli, il peut aussi demander une place dans sa voiture. — Non, reprend-elle, il n’aura qu’un vis-à-vis ; — et le voyant abasourdi : eh bien, mon ami, c’est une fantaisie, il faut me la passer ; vous serez mon amant en vers, il sera mon amant en prose. — Est-il bien vrai ? Parlez-vous sérieusement ? — Oui, je suis folle quelquefois, mais je ne serai jamais fausse. — Je vous en sais bon gré, et je cède la place. — Mais voilà que, cette poupée de bailli ne répondant pas aux espérances de Clairon, elle veut reprendre son robuste Limousin ; il refusa, elle eut le bon goût de ne point s’offusquer, et des morceaux de cette virevouste, ils tirèrent une amitié solide qui dura trente ans.

Mlle Dumesnil[1] avait présenté Clairon au duc de Gesvres, premier gentilhomme de la chambre, afin d’obtenir un ordre de début à la Comédie-Française : il eut le mauvais goût de lui lancer une phrase contenant une allusion au pamphlet de Gaillard. Mais tandis qu’elle rougissait de honte et commençait à pleurer, Dumesnil ripostait vertement : « Eh ! monseigneur, que n’imprime-t-on pas ? Que ne lit-on pas ? » (Le duc était accusé d’impuissance par sa femme et chansonné sans merci.) La reconnaissance de Clairon fut de courte durée ; elle devint bientôt la rivale envieuse de Dumesnil et ne lui épargna ni les satires, ni les coups de langue, lui reprochant de séduire le gros public par des criailleries, des transitions singulières, un débit saccadé, des gestes bas. Celle-ci cependant emportait souvent les meilleurs juges dans ce torrent d’enthousiasme qu’elle déchaînait par de sublimes éclairs de passion. Dorat voit en elle l’interprète de la nature, la tragédienne de tous les pays ; Clairon, à ses yeux, n’est que l’enfant de l’art ; Garrick ne pensait pas autrement : la physionomie la plus théâtrale, des yeux d’aigle, une sensibilité profonde, des gestes éloquens, quoique sans principes, une voix déchirante ou terrible qui porte dans l’âme de l’auditeur la terreur, l’admiration, les larmes, ce don d’improviser ou de paraître improviser, presque aussi précieux au tragédien qu’à l’orateur, qui fait jaillir le mot nouveau, le cri qui va bouleverser les cœurs, tant de beautés réunies lui assurèrent

  1. Née en 1713, morte en 1803.