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qu’il éprouvait le jour où devait revenir son tour de veille dans les ouvrages de plus en plus endommagés, ni même le soulagement avec lequel il apprit qu’ils avaient été incendiés quelques heures avant qu’il eût à en prendre la garde. Charles d’Anjou, qui était de service au moment de l’incendie, « en était si hors de sens qu’il se voulait aller lancer dans le feu pour l’éteindre ; et s’il en fut courroucé, moi et mes chevaliers, nous en louâmes Dieu ; car si nous eussions fait le guet le soir, nous eussions été tous brûlés.»

Cependant, quand vinrent les grandes épreuves, l’épidémie, la retraite, la captivité, les menaces de mort, bien autrement difficiles à affronter dans l’impuissance de la prison que les périls bravés dans l’excitation de la bataille, Joinville ne montra pas moins de fermeté. Sa foi d’ailleurs, s’y trouvant encore plus directement intéressée, stimulait la patience et le courage qu’il avait déjà montrés dans les combats. Elle n’allait pas néanmoins jusqu’à lui faire rechercher le martyre, tant qu’il restait un espoir d’y échapper. Lorsqu’il vit, pendant la retraite sur le Nil, sa barque entourée par les galères du Soudan, un de ses serviteurs ne parlait de rien moins que de se laisser tous tuer pour être plus sûrs de gagner le Paradis ; « mais, dit le sénéchal, nous ne le crûmes pas, » et il se rendit. Toutefois, quand le martyre parut inévitable, quand, à quelques jours de là, éclata la révolte des émirs et qu’un Sarrasin brandissait une hache sur sa tête, Joinville se soumit, avec une entière résignation, à la volonté de Dieu. Sa pensée se reporta vers ces premiers temps du christianisme où, non-seulement des guerriers comme lui, mais d’innocens enfans, de faibles jeunes filles acceptaient la mort avec sérénité, et, se jetant à genoux, il attendit le coup en disant : « Ainsi mourut sainte Agnès ! »

La mort ne vint pas encore ce jour-là ; c’était la troisième fois depuis sa capture que Joinville la voyait d’aussi près. Loin d’en être ébranlée, sa constance religieuse s’en affermissait encore et trouvait un aliment jusque dans les paroles d’un de ces derviches à moitié insensés que les musulmans entourent d’une vénération particulière. C’était à un moment où les barons prisonniers avaient vu leurs compagnons plus humbles mis dans l’alternative de renier leur foi ou d’être décapités, où eux-mêmes venaient de soulever la colère de leurs vainqueurs en refusant de livrer les châteaux de terre-sainte. Leur campement venait d’être envahi par une foule de jeunes Sarrasins l’épée nue, quand parut, s’appuyant sur deux béquilles, un petit vieillard à la barbe et aux cheveux blancs et que l’on disait fou. S’adressant aux chrétiens, il leur demanda s’ils croyaient en un Dieu pris, blessé, mis à mort pour eux et ressuscité au troisième jour. « Et, dit Joinville, nous répondîmes :