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oui. Et alors il nous dit que nous ne nous devions pas déconforter si nous avions souffert ces persécutions pour lui ; « car, dit-il, vous n’êtes pas encore morts pour lui, ainsi qu’il est mort pour vous ; et s’il a eu le pouvoir de se ressusciter, soyez certains qu’il vous délivrera quand il lui plaira. » Alors il s’en alla et tous les autres jeunes gens après lui ; de quoi je fus très content, car je croyais certainement qu’ils nous étaient venus trancher la tête… Et vraiment je crois encore que Dieu nous l’envoya ; car il se passa bien peu de temps après qu’il s’en fut allé, quand les conseillers du Soudan revinrent qui nous dirent que nous envoyassions quatre des nôtres parler au roi, lequel nous avait (par la grâce que Dieu lui avait donnée) tout seul négocié notre délivrance. » Cet épisode frappa tout particulièrement le sénéchal, et le souvenir lui en revint dans la suite avec une telle persistance qu’on en trouve le récit dans chacun des deux ouvrages qu’il nous a laissés.

Enfin les conditions de la délivrance du roi et des captifs chrétiens furent arrêtées. On dut rendre Damiette et payer une énorme rançon ; puis le soir du 8 mai 1250, Louis IX s’embarqua pour Acre et prit Joinville sur son navire. La misère était grande à bord ; le roi n’avait pas d’autre lit ni d’autres vêtemens que ceux que le Soudan lui avait donnés. Jean, encore plus dénué, n’avait pour habit qu’une couverture fourrée qu’on lui avait jetée sur les épaules au moment où il avait été fait prisonnier. De ses chevaliers, de ses valets, il ne lui restait personne. Il était encore bien malade, et cependant ce temps de souffrances paraît avoir été l’une des époques auxquelles se reportaient le plus volontiers ses souvenirs ; car c’est alors que le roi, en lui ouvrant entièrement son cœur, le prit pour confident de ses épanchemens les plus intimes. Les six jours que dura la traversée, Jean les passa assis aux côtés de son royal ami, malade comme lui. Ils se racontaient comment ils étaient tombés aux mains des infidèles. Louis parlait de la mort du comte d’Artois, son frère préféré ; il comparait son affection à la tiédeur de ses autres frères qui, tout occupés de leurs affaires ou de leurs plaisirs, le laissaient dans une sorte d’abandon. Depuis lors, l’amitié du roi et du sénéchal devint une de ces affections profondes, une de ces fraternités d’élection qui, en dépit de toutes les différences d’états, unissent deux hommes l’un à l’autre par un lien plus fort que celui du sang. Entre eux l’amitié se prolongea même au-delà de la mort, et l’élévation de Louis IX au rang des saints ne diminua rien des sentimens de tendresse confiante que le sénéchal avait voués au souverain vivant.

Aux souffrances déjà endurées vint s’ajouter la maladie qui assaillit le pauvre Joinville après son arrivée à Acre. De si rudes épreuves, les pertes matérielles qu’il avait subies, auraient déterminé