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rang qu’ils occupaient dans la hiérarchie domestique. Aux seuls chevaliers on servait séparément du vin et de l’eau qu’ils mélangeaient à leur gré. Quant à lui, il n’était pas, à en juger d’après certains conseils que le roi crut nécessaire de lui faire entendre, trop enclin à donner sur ce point l’exemple de la modération. Sa vie cependant était bien celle d’un homme que saint Louis honorait de son amitié. Au camp, son lit était disposé de manière à frapper les yeux de quiconque entrait dans sa tente, « et ce fesois-je, dit-il, pour ester toutes mescréances de femmes. » Éveillé dès l’aube, il se faisait dire la messe pendant que ses chevaliers dormaient encore. Il se rendait ensuite chez le roi et lui tenait compagnie les jours où celui-ci voulait chevaucher, ou bien il restait à travailler avec lui lorsqu’il arrivait des dépêches.

Joinville tenait désormais auprès du souverain une situation exceptionnelle et reconnue de tous. On sait dans quels termes Alfonse de Poitiers et Charles d’Anjou lui recommandèrent, à leur départ, la personne de leur frère. Leur confiance était justifiée ; la tendresse inquiète du sénéchal veillait sans cesse autour de saint Louis, et s’étendait à tout ce qui le touchait, à la reine, à ses enfans. Quand ceux-ci arrivaient de voyage, il mettait plus d’empressement que le roi lui-même à courir à leur rencontre. Louis, d’ailleurs, ne lui montrait pas moins d’amitié : il goûtait son bon sens, le questionnait à tout propos et accueillait toujours bien ses réponses, même lorsqu’elles contenaient un blâme de sa facilité à s’emporter ou de son excessif renoncement aux choses d’ici-bas. Il souriait à ses saillies et cherchait à les provoquer ; car l’un des traits caractéristiques de l’esprit de Joinville était cette gaîté que l’on trouve chez beaucoup de Français du moyen âge, et jusque chez Jeanne d’Arc : mélange singulier d’une bonhomie un peu naïve qui lui faisait trouver plaisir aux tours d’enfant du comte d’Eu, et d’une finesse empreinte de malice qui perce dans la plupart de ses reparties. Bref, Louis IX ne pouvait se passer de lui. Quand on sut en Orient la mort de Blanche de Castille, Louis resta pendant deux jours dans une solitude absolue ; mais la première personne qu’il fit appeler, ce fut Joinville et, comme s’il eût trop tardé à lui faire partager sa douleur : « Ah ! sénéchal, s’écria-t-il en lui tendant les bras, j’ai perdu ma mère ! » Plus tard, quand le retour fut décidé, ce fut Joinville qui reçut la périlleuse mission d’escorter à Tyr la reine et ses enfans. Enfin lorsque le roi s’embarqua, il voulut encore garder auprès de lui son fidèle compagnon. Après une longue traversée, après de nouveaux dangers affrontés avec le même héroïsme de la part de Louis et la même simplicité de la part de Joinville, les croisés aperçurent enfin ces côtes de Provence que, six ans auparavant, le sénéchal avait vues disparaître à l’horizon.