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des droits de l’État contre les demandes injustes des évêques ; un sage suzerain qui faisait remontrer au comte Thibaut combien étaient imprudentes ses trop grandes libéralités envers les religieux ; un prince enfin assez peu étranger aux choses mondaines pour recommander à ses barons de ne pas négliger une certaine recherche dans leurs vêtemens, « car, disait-il, vos femmes vous en aimeront mieux, et vos gens vous en priseront plus. »

L’attachement du sénéchal à Louis IX était si connu que, lorsqu’il fut question d’une nouvelle croisade, on ne put s’imaginer que Joinville n’y suivît pas le roi, et que son nom fut inscrit sur certaines listes de croisés où on le voit encore. Il ne fallait pas moins que les devoirs impérieux qui le retenaient dans ses terres pour le rendre insensible aux instances de saint Louis et du roi de Navarre, et pour triompher de l’affection qui l’aurait porté à suivre son ami à travers tous les dangers. On ne peut, en effet, supposer que l’ébranlement de sa santé, fort éprouvée par les fièvres dont il subissait une attaque au moment même où saint Louis l’appelait à Paris, fût à ses yeux un motif d’abstention. Il était homme à en faire bon marché ; d’ailleurs, il se sentait encore assez fort pour porter le roi dans ses bras à travers Paris, car le pauvre prince était si malade qu’il ne pouvait supporter ni d’aller à pied, ni de chevaucher. Pour que Louis IX acceptât ce fraternel service de celui qui venait de refuser de le suivre, il fallait assurément qu’il approuvât les motifs de son fidèle compagnon, et ce touchant détail raconté en une ligne dans les Mémoires en dit plus que tout le reste sur la tendre confiance qui régnait entre le roi et le sénéchal. Plût au ciel que Louis se fût laissé guider par son loyal ami plutôt que par ceux qui encourageaient ses irréalisables rêves ! Ceux-là, comme le dit Joinville, commirent un péché mortel qui, sans même tenir compte de sa faiblesse physique, lui conseillèrent la croisade, car « au point où il était en France, tout le royaume était en bonne paix au dedans et avec tous ses voisins ; et depuis qu’il partit, l’état du royaume ne fit qu’empirer. »

Trois ans plus tard saint Louis prenait la route de Tunis. Ce n’est pas ici le lieu de redire comment, à peine débarquée, l’armée fut assaillie par l’épidémie ; comment le saint roi vit expirer son plus jeune fils et succomba lui-même moins de deux mois après avoir quitté son royaume ; comment, à la suite de quelques vains succès, les croisés reprirent le chemin de la France, poursuivis durant leur retour par les tempêtes, par les événemens tragiques, par la mort qui continuait à frapper presque sans relâche ce qui restait de la famille royale. On devine sans peine quelles émotions ces tristes nouvelles durent éveiller dans le cœur de Joinville. Parmi ces cinq morts, dont les cercueils formaient un lugubre cortège