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à l’héritier du trône, venant prendre possession de son royaume, il n’y en avait pas un dont la mémoire ne fût mêlée aux souvenirs personnels du sénéchal. C’était d’abord son roi, saint Louis, l’ami incomparable, dont il avait pendant tant d’années partagé l’existence ; c’était son suzerain Thibaut et sa femme, Isabelle de France, dont il avait négocié le mariage ; c’était le comte de Nevers, ne sur la terre d’Afrique où, vingt ans plus tard, il devait trouver la mort, ce petit Jean Tristan que Joinville avait été recevoir jadis, à son arrivée de Jaffa, avec plus d’empressement que son propre père ; cet enfant qu’il avait eu sous sa garde pendant le périlleux voyage de Sidon à Tyr. Enfin, c’était cette jeune reine morte sans avoir régné, Isabelle d’Aragon, dont il avait vu, huit ans auparavant, célébrer les noces avec Philippe le Hardi. Joinville dut assister aux cérémonies célébrées à Saint-Denis pour le repos de l’âme de son ami ; ce fut là sans doute qu’il retrouva le nouveau roi et qu’il recueillit de la bouche du comte d’Alençon, son frère, le récit des derniers momens de saint Louis.

Pour ceux qui voient dans la mort autre chose qu’une chute dans le néant, une amitié, telle que celle de Joinville et du roi, se prolonge au-delà des limites de la vie. Même après la mort, même après la triomphale glorification qui, vingt-sept ans plus tard, le mit au rang des saints, Louis IX était toujours, pour le sénéchal, l’ami dans la familiarité duquel il avait vécu. Une nuit, il lui apparut en songe, debout à la porte de sa chapelle, « et, dit Joinville en termes d’une simplicité charmante, il était ainsi qu’il me semblait, merveilleusement joyeux et aise de cœur ; et moi-même j’étais bien aise parce que je le voyais en mon château, et je lui disais : « Sire, quand vous partirez d’ici, je vous hébergerai en une mienne maison sise en un mien village qui a nom Chevillon. » Et il me répondit en riant et me dit : « Sire de Joinville, sur la foi que je vous dois, je ne désire point sitôt partir d’ici. » Quand je m’éveillai, je me mis à penser et il me semblait qu’il plaisait à Dieu et à lui que je l’hébergeasse en ma chapelle, et ainsi ai-je fait ; car je lui ai établi un autel en l’honneur de Dieu et de lui, là où on chantera à jamais en l’honneur de lui ; et il y a une rente établie à perpétuité pour ce faire. »

Mais, durant le temps écoulé entre la mort de saint Louis et sa canonisation, deux rois s’étaient succédé sur le trône et de grands changemens politiques avaient eu lieu. Le sénéchal avait vu se resserrer de plus en plus les liens qui l’unissaient aux descendans de Louis IX. Le petit-fils du saint roi ayant épousé l’héritière de Champagne, les couronnes de France, de Navarre et de Champagne étaient réunies sur les mêmes fronts, et Joinville avait contribué pour une grande part aux mesures qui amenèrent cette réunion.