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feuilles épineuses de broméliacées rencontrées à propos, valait en ce moment plus que son pesant d’or. Elle était peut-être la vie, cette eau, et nous ne la buvions qu’avec la même parcimonie avec laquelle nous avions pu la récolter, c’est à-dire goutte à goutte, en nous surveillant pour nous empêcher de l’épuiser d’un trait.

De temps à autre énervé, affaibli par l’action débilitante du vent, je m’arrêtais et me laissais choir sur le sol, aussitôt imité par mes deux compagnons. Là les paupières ardentes, presque aussi sèches que les lèvres, nous nous regardions sans échanger un seul mot, tandis qu’au-dessus de nos têtes les cimes des arbres, fouettées, ébranlées, nous assourdissaient du vacarme de leurs tourbillons. Ces remous de feuilles nous rappelaient, au point de nous taire illusion, les clameurs de la mer à l’heure de son flux, lorsqu’elle se lance, écumeuse et mugissante, entre des roches resserrées.

Des ramilles brisées, des nids d’antan, des noix d’acajou, des plantes parasites tombaient autour de nous, voire sur nous. Parfois c’était une énorme branche morte qui craquait et nous menaçait de sa chute, des atteintes de laquelle il fallait nous garer. La température était celle de la bouche d’un four, même par instant celle de son intérieur. « Il pleuvait du feu et faisait soif, » comme le déclarait volontiers Désidério, assertion que je ne démentais pas et que son fils, Dizio, soulignait d’un sifflement approbateur.

Dizio était un jeune hercule d’une vingtaine d’années, beau comme un dieu antique sous sa couleur de cuivre rouge, et dont j’admirais, outre le corps vigoureux, les grands yeux noirs, l’épaisse chevelure, la bouche souriante meublée de dents dont la blancheur valait la solidité. Dizio, en dépit de notre surveillance, avait plus souvent que nous recours à sa gourde. Il « s’altérait en se désaltérant, » comme le lui disait son père avec gravité, paradoxe qui cesse d’en être un au Mexique, au moins dans celles de ses provinces où règne en temps voulu le vent du sud, vent qui, le fait est indubitable, donne à ceux qu’il atteint un avant-goût des peines de l’enfer

Pendant une de nos haltes, un véritable coup de théâtre se produit, met brusquement fin à notre désastreuse situation. Le vent, comme épuisé par ses efforts, comme si l’haleine lui faisait subitement défaut, cesse de souffler. Aussitôt un calme, un silence profond, règnent autour de nous. Je lève la tête : le pan de ciel bleu que j’ai aperçu au moment où je me suis assis a pris une teinte plombée, et la forêt s’assombrit à ce point que je croirais à la venue de la nuit s’il n’était quatre heures de l’après-midi, à peine. J’attends une reprise du vent pour me remettre en route, elle ne vient pas. L’air a perdu de sa ténuité, semble moins ardent, plus respirable ; une humidité bienfaisante le sature, humecte nos