Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/652

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

S’ennuie-t-elle dans la solitude où elle vit ? Je le lui ai demandé. Non, elle ne s’ennuie pas. Elle a les soins du ménage, c’est elle qui tisse les étoffes dont sa grand’mère, son père et elle-même sont vêtus. Elle récolte le coton, le file, le teint. Elle accompagne souvent son père dans la forêt, l’aide à tendre des filets aux gros oiseaux, des pièges aux écureuils et aux tatous. Oui, son père a un fusil, seulement il y a longtemps qu’il n’a plus de poudre. Son aïeule lui raconte des « choses » du village où tous sont nés, où il y a des cabanes en pierre. Ce qu’on lui raconte, elle le verra, on le lui a promis. Elle a des amis et des amies : les papillons, les fleurs, les étoiles, les colibris, ses dindes domestiquées qui lui donnent des œufs. Triste ? non, elle n’est jamais triste que lorsqu’elle pense à la nuit pendant laquelle sa mère est morte, ou quand son père est plus sombre. Les jours ? nul ne les mesure autour d’elle ; on parle de la saison des vents, de celle de la sécheresse, de celle où fleurissent certaines plantes, certains arbres. Elle ne sait pas au juste le chiffre de l’année courante, ne sait pas que là-bas, parmi les hommes, on compte avec exactitude les heures, les mois, les années, pour classer les événemens, les deuils, les souvenirs. En somme, elle trouve qu’il est doux de vivre, de voir le soleil rayonner, d’entendre les oiseaux gazouiller. Et Dizio qui l’écoute, qui boit ses paroles, qui était de son avis la veille, devient sérieux chaque fois que la belle fille se tourne pour me répondre, me regarde ou me sourit.

Il est vaguement jaloux, Dizio, et, je le devine, déjà presque amoureux. Après tout, il est beau, elle est belle, il a vingt ans et elle vient de dépasser sa dix-septième année ; la nature les attire, les pousse l’un vers l’autre. Je me propose, charitablement, d’occuper le plus possible mon jeune compagnon durant notre séjour près de la cabane où Nitla, par son charme inné, pourrait bien, inconsciente et naïve, achever l’œuvre que sa vue a commencée.


III.

Il y a près de trois semaines que nous sommes campés sur le bord du pittoresque ravin, et nous en connaissons toutes les particularités, toutes les beautés sur un parcours de trois à quatre lieues tant en amont qu’en aval. Tout d’abord, chaque pas en avant a été pour moi l’occasion d’une découverte soit botanique, soit entomologique ou ornithologique, et mon insatiable curiosité a surmené mes deux compagnons. Il nous faudrait maintenant le secours d’une mule de charge, au moins, pour emporter les trésors recueillis, et je suis préoccupé de la solution de cet insoluble problème.

Nous avons peu fréquenté nos voisins durant cette période de