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demande d’un cousin pauvre, et lui conseille, au besoin lui impose une plus avantageuse alliance, le tout par sollicitude et prévoyance maternelle. Il se peut enfin, et dans cette psychologie élémentaire, ce dernier trait n’est pas le plus mal venu, il se peut que la bonne dame oublie que son gendre, le gendre de son choix, les a tirées, elle et sa fille, de misère, pour s’apercevoir seulement que ce gendre a les mains rudes, qu’il est façonné à la serpe et qu’il embrasse un peu trop goulûment cette petite Louison, dont elle a eu tort de faire d’abord une demoiselle et ensuite la femme d’un simple, trop simple ouvrier. De telles inconséquences et de semblables contradictions appartiennent à toute la nature humaine et se peuvent rencontrer, je l’imagine aisément, même dans l’âme primitive et boutiquière d’une papetière d’Abbeville.

Si maintenant on me demande pourquoi M. Legendre a justement placé l’action de la pièce dans le monde des ouvriers et des petits commerçans, j’avouerai volontiers que je ne le vois guère. Ce drame se serait aussi bien, ou aussi mal passé dans un tout autre monde et dans tous les autres mondes, entre bourgeois, ou grands seigneurs, ou paysans. Louise n’épouse pas André qu’elle aime ; elle épouse Jean qu’elle n’aime pas et le trompe avec André qu’elle a revu. Jean se tue. — Soit, et Jean peut sans doute se nommer Darlot ; mais cela n’est pas nécessaire, ni qu’il conduise une locomotive, et Louise pourrait être née autre chose que Boisset et par intérêt toujours, ou par dévouement filial, épouser, au lieu d’un mécanicien, un notaire.

Cette histoire n’a par elle-même rien d’essentiellement ouvrier. Elle n’exigeait pas de pareils interprètes. Que l’auteur les ait choisis, il en avait le droit, mais il était tenu alors de nous les imposer, et de telle sorte, que la qualité des personnages parût indispensable et pour ainsi dire adéquate à la nature du sujet. M. Legendre n’a point usé de cette logique ni de cette rigueur, et de là vient que son œuvre manque de force et d’originalité. À des sentimens très généraux, il n’a point donné la marque, le pli qui devait les particulariser. Il a trop vaguement regardé ses modèles, et regardé trop vaguement aussi autour d’eux. Mais les artistes de la Comédie-Française, deux d’entre eux surtout, ont merveilleusement suppléé à l’insuffisance de l’œuvre. Impossible d’être « peuple » mieux que Mme Pauline Oranger et M. Worms, de l’être avec plus de simplicité, de maternité tendre que l’une, avec une passion plus concentrée, une cordialité plus virile que l’autre, avec plus de vérité et en même temps d’idéal que tous les deux. Mme Bartet ne montra jamais une grâce plus décente ; M. Albert Lambert a paru très passionné en sous-officier de romance, et M. Leloir, excellent en propriétaire égrillard.


CAMILLE BELLAIGUE.