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raison : Heine est un Allemand et un romantique d’outre-Rhin. Il est beaucoup plus Allemand que ne le soupçonnent nombre de Français, ce qui ne veut pas dire qu’il n’ait rien de personnel. Loin de là, il a un esprit, une verve légère, une agilité de pensée, si rare chez les Allemands (comparez Heine à Jean-Paul), que nous sommes portés à l’attribuer à son origine juive, ou à son séjour en France. Nous n’avons peut-être pas tout à fait tort. Si Allemand qu’il soit, il y a du Juif et du Français chez lui. De même que son contemporain et congénère Börne, Heine a subi l’influence de l’esprit français, non-seulement des idées françaises, mais du génie même de la France. Il s’en est imbu à un degré impossible peut-être à un Allemand de sang teutonique. Cela est une part de son originalité, et cela tient sans doute au sang d’Israël. Veut-on qu’il y ait un génie juif, c’en est là le principal trait ; il se ramène à cette faculté peu commune partout, même chez les fils de Juda, de s’assimiler à la fois le génie de deux peuples. Mais cela ne saurait constituer un génie national distinct. Cet avantage (en est-ce toujours un ?), le Juif le doit à ce que, si marquée qu’elle soit sur son cerveau par l’éducation et par le milieu intellectuel, l’empreinte nationale, française, anglaise, allemande, est chez lui moins profonde, étant d’habitude moins ancienne, n’ayant pas été imprimée dans sa chair et ses moelles durant des siècles et des siècles. Par cela même, à l’inverse de la plupart d’entre nous, dont les pores sont fermés à l’esprit du dehors le Juif reste perméable au génie des peuples où baignent son intelligence et ses membres. Il s’en imprègne comme une éponge, il en absorbe l’esprit, il en prend pour ainsi dire la teinte. C’est ainsi que nous voyons des Juifs russes ou allemands se faire si vite Français et Parisiens. Au rebours de ses pères, recouverts du Talmud comme d’un cuir épais, le Juif moderne subit plus rapidement que nous l’action du milieu et du moment.

Des poètes, si nous passons aux artistes, aux musiciens, ils nous suggéreront des réflexions analogues. C’est peut-être dans l’art où ils ont remporté les triomphes les plus retentissans que les Juifs ont montré le moins de facultés créatrices. Remarquons d’abord qu’il n’y a pas plus de musique juive que de poésie juive. Il y a eu seulement des musiciens juifs qui, tous, se rattachent au pays où ils sont nés, ou au pays où ils ont vécu. Dans ces rejetons de Jacob, on reconnaît du plant d’Allemagne, de France, de Russie, d’Angleterre[1]. Rien, chez ces musiciens juifs, qui ressemble à un génie national juif. Autrement, qui eût osé contester leur originalité ?

  1. Parmi les musiciens qui ont essayé de doter l’Angleterre d’une musique anglaise, beaucoup sont d’origine juive : ainsi J. Nathan, sir Julius Benedict, sir M. Costa, F. Cowen, sir A. Sullivan.