Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/792

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Marx, de Lassalle, les écrivains d’origine juive sont légion. Parmi eux beaucoup ont longtemps vécu en France et goûté l’esprit français. Que des patriotes teutomanes reprochent aux Juifs d’avoir inoculé à la vertueuse Germanie le virus de l’esprit français, son persiflage, son scepticisme superficiel, son immoralité, son défaut de respect, ses instincts de révolte, je ne m’en offusque point, à condition de reconnaître qu’ils lui ont aussi injecté quelque chose de notre amour de la justice, de notre liberté d’esprit, de notre dédain des castes et des hiérarchies surannées, de notre haine de l’hypocrisie et des mensonges conventionnels. Ainsi notamment de Bœrne et de Heine, les deux frères ennemis, les deux coryphées israélites de la « Jeune Allemagne » qui, d’après Menzel, n’était qu’une jeune Palestine. A. Graetz, l’historien du judaïsme[1], Bœrne et Heine apparaissaient comme deux anges, armés de verges pour flageller les travers allemands. Fort bien, mais ces verges vengeresses ont été trempées dans de l’essence française. Ces deux archanges ne sont pas les seuls Juifs allemands qui aient pris quelque chose chez nous. On en pourrait citer bien d’autres en des régions moins élevées ; Paul Lindau, par exemple, et Max Nordau, parmi les contemporains. Chez tous ces Juifs d’Allemagne, chez Heine et Bœrne eux-mêmes, tout comme chez Lassalle et chez Karl Marx, les deux demi-dieux du socialisme d’outre-Rhin, on n’en sent pas moins l’éducation allemande, le fond allemand, le substratum germanique. S’il y a dans leurs veines un virus secret, il n’est ni tout juif, ni tout français. On y reconnaît à l’analyse un poison plus subtil, qui vient tout droit de la docte Allemagne, de ses écoles, de ses universités, de sa philosophie. Inspirateurs de la Jeune Allemagne et des révolutions politiques, ou initiateurs du socialisme et de la guerre de classes, il y a, chez tous ces Juifs tudesques, du Hegel et de l’hégélianisme. Par là aussi, ils sont bien de leur pays et bien de leur temps. L’Allemagne n’a pas le droit de les renier.

Est-ce que les Juifs auraient eu, en Allemagne, le monopole du radicalisme intellectuel et des négations philosophiques ou politiques ? Mais Stirner, par exemple, le prototype du nihiliste ; mais Nietzsche, qui appelle la croix le plus vénéneux des arbres, ne sont point, que je sache, de la maison de Jacob. Et parmi les contemporains de Heine, frappés avec lui par la diète germanique, est-ce que Gutzkow, le Berlinois baptisé, n’a pas étalé son antipathie pour le christianisme et l’esprit nazaréen ? — De même, est-ce les Juifs ou les Juives qui ont appris aux Allemands à faire litière de la

  1. Graetz, Geschichte der Juden, t. XI, p. 367.