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de Nabuchodonosor à Antiochus et d’Adrien à Torquemada ! Le Juif a été le prosaïque héros d’un drame de deux mille ans, héros de tournure peu héroïque, sans souci de le paraître, se rapetissant et s’aplatissant, au besoin faisant le mort pour échapper à ses ennemis, sauf à braver le bûcher au pied de l’échafaud. Longtemps, il a réduit son idéal et borné son honneur à demeurer Juif, ayant renoncé au reste, comme à un luxe superflu. Toutes les générosités de son âme et tout son enthousiasme, il les a dépensés pour cela, si bien qu’il n’en avait plus pour autre chose. Et ainsi, à force de se replier sur lui-même, il s’est comme racorni. En dehors de sa loi, il n’a plus vu dans la vie qu’une affaire. — Mais cette façon de concevoir la vie n’est-elle pas celle des neuf dixièmes des chrétiens ? Pour moi, je n’y découvre rien de sémite. Cela est bien anglais et bien américain. Cela même est devenu français, devenu allemand ; et ce n’est pas du Juif que nous l’avons appris. Allemands ou Français, si nous avions le cœur plus haut, si notre jeunesse était moins pressée de jouir et nos vieillards moins jaloux des biens de ce monde, si nos âmes avaient en elles un peu de l’esprit qui a soufflé sur nous des montagnes de Galilée, nous n’aurions guère à nous inquiéter des exemples du Juif. Nous n’aurions qu’à le laisser à son comptoir, ou à le renvoyer à ses rabbins. Mais où est notre idéal ? Il est écrit : le cœur de l’homme est là où est son trésor. Où est notre trésor ? N’est-ce pas dans les coffres du banquier juif ? Et là est notre cœur, tout comme le cœur du sémite. Le mal est que nous n’avons plus ni foi, ni enthousiasme ; nous ne savons trop que croire, ni de quel idéal nous éprendre. Pareil à un quinquagénaire revenu de tout, notre monde moderne ne croit plus qu’à la richesse. Et cette foi au dieu dollar, ni l’Europe, ni l’Amérique, n’ont eu besoin qu’elle leur fût prêchée par des apôtres de Judée.

Disons-nous vrai cependant, le Juif ne conçoit-il la vie que comme une opération de Bourse ? Laissons le courtier, le banquier, l’homme d’argent ; juif ou chrétien, ce n’est pas sa vocation d’être un professeur d’idéalisme. Prenons la plus haute expression de la vie, l’art, la poésie, la science. Est-ce que le Juif aux lèvres sardoniques a partout craché son ironie sur la pâle fleur d’idéal qui va se flétrissant dans la lourde atmosphère du mercantilisme ? Cette race charnelle, a cette race sensuelle, comme toutes les races orientales, » a-t-elle vraiment abaissé l’art et avili les lettres ? Rachel, par exemple, a-t-elle ravalé le théâtre français et dégradé les Romaines de Corneille et les Grecques de Racine ? Les inspirations de Beethoven ont-elles perdu de leur grandeur en passant par les doigts de Rubinstein ou par l’archet de Joachim ? S’il y a une musique malsaine, voluptueuse, énervante, est-ce celle de Meyerbeer